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STENDHAL, SA CHEMISE ET L’ITALIE (petit éloge paradoxal des fausses citations)

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         On trouve ici ou là, dans des articles ou des livres sur Stendhal, la citation de la phrase suivante : « Si tu as une chemise et un cœur, vends ta chemise et va vivre en Italie ». Je l’ai déjà rencontrée plusieurs fois, et je l’aime bien : je lui trouve une certaine fraîcheur désinvolte, assez séduisante. En tout cas, elle me paraît très stendhalienne, et j’avoue qu’il m’est déjà arrivé de la citer, à mon tour, pour faire comprendre à mes interlocuteurs l’essence de l’âme sensible de Beyle, notamment en la mettant en rapport avec le dernier chapitre de la Vie de Henry Brulard, où il parle de son « bonheur fou » en arrivant à Milan.
          Mais j’ai voulu en localiser la source exacte. Ce que j’ai fini par réussir. Hélas, la citation authentique est assez éloignée de la version que je connaissais. Stendhal a écrit ceci, dans sa lettre n°737, adressée à sa sœur Mme Pauline Périer-Lagrange, de Milan le 29 octobre 1811 : « Ah ! mon amie, que je t’ai regrettée en Italie ! Quand, par hasard, on a un cœur et une chemise, il faut vendre sa chemise pour voir les environs du lac Majeur, Santa Croce à Florence, le Vatican à Rome, et le Vésuve à Naples » (Correspondance générale, tome II 1810-1816, Librairie Honoré Champion, 1998, page 241) [1]. Quelle déception ! La vraie citation est très inférieure à la fausse. Le « par hasard », superflu, alourdit la phrase et affaiblit le sens. L’emploi du « on » est plat, alors que le « tu » et l’impératif instauraient un dialogue direct avec le lecteur, à la fois primesautier et affectueusement impérieux. Le « il faut » donne un ton pontifiant, incompatible avec la liberté d’allure impliquée par la vente de la chemise. L’énumération finale est pire que tout : « vivre en Italie », c’était un engagement de tout l’être, un choix existentiel ; l’Italie faisait moins figure de zone géographique que de région de l’âme, accessible seulement aux happy few ; mais aller voir ceci ou cela, ce n’est plus qu’un parcours touristique, un inventaire de sites fameux que le plus épais des bourgeois de province, ou le plus odieux des freluquets ultras, peut cocher sur sa feuille de route aussi bien que le lecteur ami de Stendhal [2]. On n’a plus affaire à l’exhortation d’une âme sensible, mais aux recommandations du Baedeker. Je ne sais si le passage de la vraie à la fausse citation s’est fait en une fois, ou en plusieurs petites modifications successives, mais ceux qui en sont les responsables (sans doute inconscients) ont bien mérité du beylisme, car le produit fini donne un visage bien plus sympathique de Stendhal que la lettre originale.

             Il reste un mince espoir que celui-ci ait exprimé la même idée plusieurs fois, sous des formes différentes, dont l’une correspondrait à la citation que j’avais mémorisée. Mais en attendant cette preuve, j’ai bien l’impression qu’on se trouve devant le cas exemplaire d’une fausse citation non seulement meilleure que la vraie mais aussi… plus authentique. Ou disons, pour rester rigoureux : plus typique. Après tout, l’idée n’est choquante qu’à première vue. Chacun de nous a ses moments de fatigue, de distraction, d’aliénation : en proie à une humeur mauvaise ou à une influence prégnante, on peut momentanément formuler des idées incompatibles avec celles qui nous sont chères, ou alors parler dans un style qui n’est pas notre style habituel. À l’inverse, quelqu’un qui connaît profondément les écrits d’un auteur, et qui possède un remarquable don de mimétisme, peut arriver à exprimer une de ses idées d’une façon plus typique que l’auteur ne l’aurait fait lui-même un jour de méforme. La seule limite est de tenir ce cas de figure pour exceptionnel : faute de quoi, on risque de s’accorder très souvent la licence de substituer ses propres phrases à celles de l’auteur qu’on prétend expliquer, et de perdre complètement de vue la notion d’authenticité. L’enfer est pavé de bonnes intentions, et il n’y a rien de tel que le sincère souci d’améliorer quelqu’un pour le trahir. Plus un texte est enfoui sous les gloses et les paraphrases et plus il est nécessaire de revenir à sa pureté originelle.
           Ce qui n’empêche pas non plus de s’amuser, dès lors qu’on reste conscient qu’il s’agit d’un amusement. Ou de réécrire, si on présente loyalement ce qu’on a fait comme une réécriture. L’important est de bien faire le départ entre le texte authentique et le texte modifié : même si la nouvelle version est objectivement supérieure, qu’on la donne pour ce qu’elle est : une création seconde, – pas pour la version de l’auteur officiel, par respect pour celui-ci ! Franchir allègrement cette frontière, en faisant fi de tout scrupule philologique, est réservé à ceux qui ont le génie et le sens du paradoxe d’un Jorge-Luis Borgès. En pur « classique », niant l’histoire et le primat de l’auteur, celui-ci fait, dans les Entretiens sur la poésie et la littérature (Gallimard, 1990), un éloge des citations déformées qui enrichissent la littérature universelle : une œuvre n’étant selon lui pas close par la mort de son auteur (il faudrait dire : de son premier auteur), elle peut être ensuite améliorée par d’autres auteurs, voire par des lecteurs à la mémoire défaillante. Avec la modeste forfanterie qu’il pouvait seul se permettre, Borgès s’autorise de ses propres trouvailles : « Chaque fois que, ayant cité Shakespeare de mémoire, je vérifie ma citation... caramba ! je m’aperçois que je l’ai améliorée ». Les curieux vérifieront cette citation : ils constateront que, pour rester paradoxalement fidèle à l’esprit de Borgès, je l’ai améliorée.
 



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[1] Il est curieux de relever qu’un peu plus loin dans cette lettre, on lit des propos fort sévères sur l’Italie : « Les peuples d’Italie, au contraire, sont bilieux, point aimables du tout ; la canaille italienne est même la plus impatientante de l’univers, et malheureusement un voyageur est sans cesse en contact avec la canaille ; les auberges sont les plus malpropres du monde ». On a tendance à voir en Stendhal un thuriféraire inconditionnel de la mentalité italienne et un contempteur absolu de la vanité française : sa pensée est évidemment beaucoup plus complexe.

[2] On notera au passage que la phrase de Stendhal se trouve sur une dizaine de sites touristiques internet consacrés au Lac Majeur, dans une version exacte… à cette réserve que la liste des quatre sites touristiques est coupée après le premier ! Ce qui en détourne évidemment le sens, de façon très malhonnête.


« QUAND JE ME CONSIDÈRE JE ME DÉSOLE, QUAND JE ME COMPARE JE ME CONSOLE » : PETITE ENQUÊTE BIBLIOGRAPHIQUE SUR UNE CITATION MAL ATTRIBUÉE

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AVERTISSEMENT : J'ai récemment repris l'enquête de façon plus fine, et j'ai fait de nombreuses découvertes, qui vont m'obliger à refondre complètement cet article. Pour l'essentiel :
   - La première origine dans la bouche de Paul-Joseph Barthez est maintenue.
   - Néanmoins, l'idée se repère aussi, quoique de façon un peu plus floue, sous la plume de Mme du Deffand à peu près en même temps (lettre de 1776, publiée en 1810).
   - La formule qui sera reprise par Villiers : « Je vaux très peu quand je me considère, beaucoup quand je me compare » a été jetée pour la première fois par le cardinal Jean-Sifrein Maury (1746-1817), à son confrère de l'Académie Regnaud de Saint-Jean d'Angély, fin 1806 ou début 1807.
   - Sous cette forme, la sentence est assez répandue au XIXe siècle.
   - La forme alternative « Quand je me regarde je me désole, quand je me compare je me console » n'est pas attestée avant 1969.

 

            Cette belle sentence, à la fois lucide et rassérénante, est souvent citée selon des formes variées. Notamment : « Quand je m'examine, je m'inquiète, quand je me compare, je me rassure » ; « Je me déteste lorsque je m'évalue, je m'apprécie lorsque je me compare » ; « Je m'estime peu quand je m'examine ; beaucoup quand je me compare ». La dernière n’est pas mal, avec son antithèse peu/beaucoup ; mais c’est la première, celle que j’ai choisie en titre, qui me paraît nettement supérieure : c’est la mieux frappée, grâce à la rime désole/console et l’anaphore syllabique considère/compare qui créent un strict parallélisme des deux moitiés de l’antithèse. Mais qui en est l’auteur ? La multiplicité de formes va de pair avec une multiplicité d’attributions. Les auteurs les plus souvent mentionnés sont Talleyrand et Villiers de l’Isle-Adam, moins souvent Benjamin Disraëli et Rivarol.
            La dernière variante que j’ai donnée : « Je m'estime peu quand je m'examine ; beaucoup, quand je me compare », est la seule à pouvoir être très précisément sourcée. En effet, on la trouve chez Villiers de l’Isle-Adam, comme épigraphe à « Sentimentalisme », le quatorzième de ses vingt-huit Contes cruels (Pléiade, tome I, p. 642), dont la parution pré-originale, en journal, est de janvier 1876. Or Villiers attribue son épigraphe à « Monsieur Tout-le-monde ». Cela n’exclut pas qu’il considérât la phrase comme sienne, mais on peut commencer à douter. Une note (p. 1381) nous dit que P.-G. Castex a retrouvé la même phrase dans les papiers de Villiers, en tête d’un fragment autobiographique inédit. Même s’il appliquait l’idée à lui-même, cela ne prouve toujours pas qu’il considérât la phrase autrement que comme une citation empruntée à la sagesse des nations, à laquelle il aime justement recourir dans ses épigraphes pour s’en moquer. On pourrait néanmoins s’en tenir là et trancher en faveur de Villiers, puisque nous avons un texte sûr et signé.
            Mais la puissance de l’internet va nous permettre de mener une enquête très instructive.
            Bien interrogé, il nous aiguille rapidement sur un recueil d’anas du début du vingtième siècle, L’Esprit de Monsieur de Talleyrand. Anecdotes et bons mots, par Louis Thomas, chez Dorbon aîné, 1909. On y trouve ceci, page 83 : « Vous croyez donc valoir beaucoup ? disait un jour M. de Talleyrand à Barthez. — Très peu, quand je me considère, répondit Barthez ; beaucoup quand je me compare ». Le Barthez en question est Paul-Joseph Barthez (1734-1806), dont le nom est parfois orthographié Barthès, un des médecins les plus importants et les plus fameux du siècle des Lumières, qui contribua à remettre le vitalisme à la mode. Ainsi donc, d’après un recueil qui ramasse sans discernement et sans aucune enquête critique tous les bons mots attribués à Talleyrand, celui-ci ne serait pas du diable boiteux, mais de son médecin.
            Continuons à chercher. Nous découvrons vite que Louis Thomas n’a fait que recopier une anecdote déjà publiée dans la Revue de thérapeutique médico-chirurgicales, au n°10 du Journal des connaissances médico-chirurgicales, 15 mai 1858, où elle figure page 279, (quasiment) sous la même forme, à la fin du numéro, au milieu de deux pages d’autres anecdotes médicales.
            Mais les employés de Google ont déjà numérisé beaucoup de choses, y compris de nombreuses revues scientifiques complètement caduques, qui ne doivent plus être consultées qu’une fois tous les cinq ans par un thésard en histoire de la médecine. Dans la Gazette médicale de Paris, 2ème série, tome VIII, 18 juillet 1840, n°29, nous lisons page 454 un récit passionnant. Il se trouve vers la fin d’un long article intitulé « Philosophie médicale ; sur la nécessité d’étudier les cas rares pour le perfectionnement de la science de la nature humaine. – Première leçon du cours de physiologie », par M. Lordat, article une première fois publié dans le Journal de médecine pratique de Montpellier. J’en recopie ce passage-clef : paul-joseph barthez,villiers de l'isle-adam,talleyrand,benjamin disraëli,rivarol,contes cruels,sentimentalisme,pierre-georges castex,louis thomas,l'esprit de monsieur de talleyrand,diable boiteux,jacques lordat,google,internet,montpellier,archevêque de narbonne,arthur dillon,comte de périgord,revue de thérapeutique,journal médical,états du languedoc,comtesse de boigne,séminaire de saint-sulpice,sorbonne,rue de bellechasse,mémoires,plume solidaire,saint paul,épître aux galates,orgueil,humilité,comparaison,consolation,contresens,marc lambret« Un jour qu’il [Barthez] était chez M. de Périgord, dans une société nombreuse de prélats et de seigneurs de la province qui tenaient les états, et dans laquelle se trouvait, par parenthèse, un jeune abbé devenu depuis si célèbre sous le nom de prince de Talleyrand, l’archevêque de Narbonne voulut le plaisanter doucement sur cette réputation juste ou calomnieuse [ses confrères, humiliés par lui, s’en vengeaient en « le représentant partout comme un être insupportable, bouffi d’un amour-propre immodéré, offensif et ridicule »].  Quoique le trait fût accompagné de toute la grâce possible, Barthez en sentit toute la portée, et il se hâta de l’arrêter avant que l’agacerie tournât en raillerie : "Ceux qui parlent de mon orgueil, dit-il, ne m’ont pas toujours vu. Quand je pense seul à la science en général, et surtout à celle que je cultive spécialement, je me sens confondu, humilié, et je me prosterne. Mais quand je suis à la Faculté ou dans d’autres lieux de réunion, je me compare… et alors je ne tarde guère à me consoler et à me redresser". Tous ces mots furent accompagnés d’un jeu très expressif ». (Signalons encore que le même article a aussi été reproduit dans l’Encyclographie des sciences médicales, 4ème série, Vol. II n°3, août 1840 : notre passage y est page 625). Ainsi donc, Barthez serait bien le premier à avoir lancé cette antithèse autovalorisante, et Talleyrand n’y aurait aucune part, même comme déclencheur.                  
          Avec ces quatre jalons, nous voilà en mesure de reconstituer le cheminement plausible de notre phrase. D’abord, dans les années 1770, une anecdote met en scène une célébrité d’époque (Barthez) qui énonce une idée intéressante, dans un discours un peu développé. L’anecdote se transmet encore plus de 60 ans plus tard, mais comme la célébrité commence à s’estomper dans les mémoires, on relève l’intérêt de l’anecdote en signalant, comme pur témoin muet de la scène, la présence d’une future gloire nationale (Talleyrand). Dix-huit ans plus tard (1858), basculement capital : la gloire nationale se voit promue au rang d’acteur de l’anecdote. Désormais, c’est lui qui donne la réplique à l’ancienne célébrité, et non plus cet archevêque de Narbonne qu’on ne connaît plus. Quant à la nombreuse assistance, elle a disparu. En même temps, le discours du protagoniste principal est resserré pour devenir une formule concise et frappante. C’est sans doute ce qui va assurer la popularité de la réplique, dont témoigne le fait que fin 1875, Villiers peut la recueillir sous une forme légèrement modifiée et l’attribuer à l’esprit public. Néanmoins l’intervention de la gloire nationale ne se laissera plus oublier, et par un glissement hélas trop naturel, c’est lui qui va devenir l’auteur de la formule. Le recueil d’anas de Louis Thomas y aura sans doute aidé, quand bien même il donne encore le véritable auteur. Mais ses lecteurs qui auront été frappés par la réplique auront ensuite oublié ce nom de Barthez qui ne leur disait rien, pour ne plus retenir que celui de Talleyrand.        
         On peut ainsi considérer que Paul-Joseph Barthez est le principal auteur de l'aphorisme, même s'il l'a exprimé (d'après la version Lordat de 1840) dans une forme trop personnelle et trop peu ramassée pour avoir du succès. Celui qui, le premier, en a tiré une phrase brève, antithétique et bien balancée, mériterait d'être salué comme le co-auteur.  Reste à savoir qui c'est...

            En attendant, j’ai cherché à vérifier si la présence de Talleyrand dans la scène originaire pouvait être attestée. Cette scène nous est racontée par Jacques Lordat (1773-1870), médecin de Montpellier et doyen de la faculté de médecine entre 1818 et 1831. C’est dailleurs dans le journal médical de Montpellier que son article paraît la première fois. Barthez est né et mort à Montpellier, ville où il a passé la majeure partie de sa vie et où il fut chancelier de l’université. Les deux hommes sont plus que des compatriotes : ils étaient amis, et le second, héritier de tous les papiers médicaux du premier, s’institua son principal disciple. Aussi publia-t-il, après la mort de son maître, ses Consultations de médecine (chez Giguet et Michaud, Paris, 1810, deux tomes), qu’il assortit d’une préface, puis une Exposition de la doctrine médicale de P.-J. Barthez et mémoires sur la vie de ce médecin, Montpellier, J. Martel le jeune, 1818 (notre anecdote, curieusement, n’y figure pas, quoique Lordat parle de l’orgueil de Barthez).  Il est donc raisonnable de penser qu’il tenait de Barthez lui-même la scène qu’il retranscrit en 1840. Des témoins en avaient-ils fait état avant, le bon mot s’était-il déjà répandu par un autre canal ? Je n’en sais rien. Dans la version de Lordat, la scène a eu lieu pendant une réunion des États du Languedoc, donc forcément à Montpellier, car c’est dans cette ville qu’ils ont été fixés à partir de 1737, où ils se tenaient pendant six semaines tous les ans. Ils étaient présidés par l’archevêque de Narbonne, qui fut entre 1762 et 1790 Arthur Dillon, important prélat français apparenté à la comtesse de Boigne, laquelle en parle dans ses mémoires, – cet archevêque dont Lordat nous dit qu’il fut le déclencheur de la réplique qui nous occupe. Que la bonne société de la province se réunît alors chez « M. de Périgord » est naturel : il s’agit de Gabriel-Marie de Talleyrand, comte de Périgord (1726-1795), demi-oncle et parrain du diable boiteux (et dailleurs boiteux comme lui), qui eut, parmi d’autres fonctions, celle de commandant en chef du Languedoc à partir de 1771. Or, justement, dès son premier séjour à Montpellier pour les États de 1771, Barthez le guérit d’une hémoptysie, ce qui contribua fortement à la réputation du médecin auprès des seigneurs languedociens : il devait être un familier de la maison du comte de Périgord quand celui-ci descendait à Montpellier pour les États. Si l'hôte nous fournit un terminus ab quo en 1771, l'auteur de la formule nous permet de placer un terminus ad quem en 1781, car Barthez vécut à Paris à partir de cette année et jusqu'au déclenchement de la Révolution. Et Talleyrand, que faisait-il entre 1771 et 1781 ? Né en 1754, le futur diplomate fut élève au séminaire de Saint-Sulpice entre 1770 et 1774, d'où il ne devait guère s'échapper. Mais entre 1775 et 1778, il fut inscrit à la Sorbonne comme « hospes» (hôte) puis « socius» (associé), d’où il sortit licencié en théologie. Il confesse dans ses mémoires qu’il y fut « occupé de tout autre chose que de théologie ». A-t-il, pendant cette période ou juste après, accompagné son oncle et parrain pour un bref séjour à Montpellier ? La chose n’a rien d’impossible, quoique ses biographes (Waresquiel, Morlot, Lacour-Gayet, Orieux, Madelin, Castelot) soient muets à ce sujet. Et cela devient encore plus crédible quand on relève dans ses mémoires que, évoquant sa vie durant les années 1780, Talleyrand dresse une liste des invités récurrents de ses déjeuners de la rue de Bellechasse : Barthez y figure deux fois, au côté de célébrités telles que Mirabeau, Chamfort, Delille, Dupont de Nemours, Choiseul-Gouffier, Gontaut-Biron, Narbonne-Lara (Mémoires, chapitre II ; éd. Plon, 1982, p. 57-58). On peut donc imaginer que Talleyrand et Barthez ont fait connaissance à Montpellier chez le comte de Périgord vers 1775-1780, avant de se retrouver à Paris dans les années 1780. Il n'est ainsi pas tout-à-fait exclu que Talleyrand, tenant directement le mot de Barthez, l'ait répandu lui-même dans son entourage, d'où une transmission orale qui aurait émergé en 1858 sans dépendre du récit de Lordat. Cependant un effet rétroactif n’est pas impossible : Lordat a pu glisser le nom de Talleyrand (qui venait de mourir en 1838) dans la scène montpelliéraine pour la seule raison que son maître lui avait raconté avoir été lié avec ce dernier à une certaine époque. Lordat ne pouvait en tout cas pas connaître les mémoires de Talleyrand en  1840, car ils ne furent publiés qu’en 1891.
            Il resterait un dernier aspect à élucider. Sur l’internet, le nom de Villiers est fréquemment associé à la forme « Je m'estime peu quand je m'examine ; beaucoup quand je me compare » pour des raisons évidentes : le texte des Contes cruels impose à lui seul un grand nombre d’occurrences. Par contre, le nom de Talleyrand domine largement pour la variante « Quand je me considère je me désole, quand je me compare je me console », qui n’est pourtant pas celle transmise par Louis Thomas. Il doit donc y avoir un chaînon manquant que je n’ai pu repérer. C’est dommage, car l’auteur de cette nette amélioration serait à mes yeux le co-auteur de l’aphorisme.

                 Pour être complet, je signale qu’un blogueur humanitaire, du nom de « Plume solidaire », a publié le 28 septembre 2013 une interprétation à contre-courant de l’aphorisme, qu’il cite dans la dernière variante donnée ci-dessus, et dans lequel il voit non plus une proclamation d’orgueil relatif, mais une sorte de leçon d’humilité : « en regardant la misère dont souffrent nombre de personnes de mon entourage, j’en conclus aisément que mon sort est bien plus enviable. C’est une invite à regarder mes soucis, éventuellement avec un peu d’ironie dans le regard que je me porte, pour ce qu’ils sont : dérisoires en comparaison des leurs ». Cette compréhension singulière, soit dit en passant, nous amène au cœur d’une problématique que je compte explorer dans un vaste article en chantier, où j’examine près d'une centaine de citations déformées, mal attribuées ou mal comprises : qu’est-ce qui importe dans une citation, sa pureté originelle ou son avatar vulgaire ? Si dans une citation, ce qui compte essentiellement, c’est le rapport qu’elle entretient avec son auteur, Plume solidaire commet un contresens total : ma petite enquête prouve que l’aphorisme, tel que Barthez l’a produit le premier, est bel et bien une justification de l’orgueil des hommes supérieurs. Mais si on choisit d’écarter tout contexte historique, si on ne veut considérer qu’une phrase en elle-même sans se soucier de son auteur ni de son origine, après tout pourquoi pas ? Rien ne nous oblige à comparer nos petits mérites avec les mérites encore plus petits de nos voisins : nous pouvons tout aussi bien comparer nos gros ennuis avec les ennuis encore plus gros de nos voisins.
            Cependant Plume solidaire ne balaye pas a priori toute considération sur l’origine de cet aphorisme. Bien qu’il concède en note que « certains l’attribuent à Talleyrand », il est convaincu qu’elle provient… de l’épître aux Galates de saint Paul ! Avec un tel postulat, sa lecture à contre-courant devient tout de suite plus crédible. Mais l’attribution est-elle sérieuse ? La référence qu’il donne est « 2,16.19-21 ». Ciel, comme voilà justifiée ma manie des références exactes ! Qu’il est bon d’exhiber ses sources afin de donner au lecteur la possibilité de vérifier si on ne lui raconte pas n’importe quoi. Plume solidaire a eu ce geste louable, hélas pour lui. Car voici Galates 2,15-21. Je mets entre crochets les versets 15, 17 et 18, puisqu’ils sont censés ne pas être concernés ici. « [15. Nous, nous sommes Juifs de naissance, et non de ces pécheurs de païens.] 16. Néanmoins, sachant que ce n'est pas par la pratique de la Loi que l'homme est justifié, mais seulement par la foi en Jésus-Christ, nous aussi nous avons cru en Jésus-Christ, afin d'être justifiés par la foi dans le Christ et non par la pratique de la Loi, parce que personne ne sera justifié par la pratique de la Loi. [17. Mais, tandis que nous cherchons à être justifié par le Christ, si nous étions aussi nous-mêmes trouvés pécheurs, le Christ serait-il au service du péché ? Loin de là !18. Car, si je rebâtis les choses que j'ai détruites, je me convaincs moi-même de transgression.] 19. Car c'est par la Loi que je suis mort à la Loi, afin de vivre pour Dieu : je suis crucifié avec le Christ. 20. et si je vis, ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi ; si je vis maintenant dans la chair, je vis dans la foi au Fils de Dieu, qui m'a aimé et qui s'est livré lui-même pour moi.21. Je ne rejette pas la grâce de Dieu : car si la justice s'obtient par la Loi, le Christ est donc mort en vain. »Il y a de quoi écarquiller les yeux, n’est-ce pas ? La dialectique de ce fou de la Croix est assez absconse, mais pour autant qu’on parvienne à la saisir, on ne voit vraiment pas le rapport entre ce passage paulinissime et l’aphorisme de Barthez. On se demande d’ailleurs comment une phrase aussi simple pourrait être tirée de quatre versets, qui plus est coupés par deux autres. Plume solidaire a dû avoir une hallucination en croyant que la réplique de Barthez venait de ce passage.
            J’ai toutefois une petite explication à proposer : on trouve sur le net une homélie de Marc Lambret, curé parisien, datée du 17 juin 2007, qui porte notre formule en titre : « Quand je me considère, je me désole, mais quand je me compare, je me console ». Elle s’appuie sur quatre passages de la Bible, dont Gal. 2,16.19-21. Marc Lambret ne songe pas un instant à repérer la formule chez Paul (à qui il ne consacre qu’une phrase), pas plus que dans l’un des trois autres textes bibliques. Il part d’une formule courante de la sagesse des nations, qu’il interprète comme tout le monde (« C’est la maxime des mauvais sujets. Ils savent bien, au fond, qu’ils ne sont pas bons ; mais ils trouvent toujours pire qu’eux, et ça les tranquillise »), et il explique que si nous avons raison de nous désoler en considérant nos péchés, nous avons tort de nous comparer aux autres car Jésus veut pardonner à chacun de nous. Je suppose donc que Plume solidaire a lu ce texte un peu rapidement, et qu’il a, par pure méprise, cru que la formule venait de Gal. 2,16.19-21. Ce que c’est que de prendre et redonner des références sans les vérifier soi-même !...  — Par acquit de conscience, j’ai néanmoins relu l’épître aux Galates. J’y ai trouvé un autre passage qui peut avoir un très léger rapport avec notre aphorisme. C’est 6,3-4 : « Car si quelqu’un estime être quelque chose alors qu’il n’est rien, il se fait illusion. Que chacun examine sa propre conduite et alors il trouvera en soi seul et non dans les autres l’occasion de se glorifier ». Est-ce à cela que pensait Plume solidaire ? J’en doute très fort, car si on trouve bien dans ces versets l’idée d’un auto-examen et une certaine relation à autrui, c’est pour dire l’inverse de Barthez : l’amour du Christ ne nous invite pas à la concurrence avec les autres, tout au contraire ! Bref, plutôt que la source véritable de notre aphorisme, je verrais plutôt là une preuve qu’en cherchant bien, on finit par trouver n’importe où un rapport quelconque avec n’importe quoi. Quant à l’attribution à Paul de Tarse de l'aphorisme de Barthez, concluons derechef que c’est une hallucination chrétienne. Une de plus.

L’ÉVANGILE SECRET DE MARC, FAUX ANTIQUE OU FAUX MODERNE ?

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            Dans le cadre de mes recherches sur le christianisme antique, je m’intéresse aux écrits apocryphes et je suis amené à rédiger une petite notice, à usage personnel, sur chacun d’eux. Je me suis plu à développer celle consacrée à l’Évangile secret de Marc, et je suis arrivé à un texte autonome qui intéressera peut-être certains curieux dans mon genre.
 
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            1) Au départ, Marc aurait rédigé non pas un évangile, mais deux : à Rome celui que nous connaissons et, à Alexandrie, une version plus longue, ésotérique, « plus spirituelle », réservée à « ceux-là seuls qui sont initiés aux grands mystères », contenant certains épisodes restés tus dans la version officielle. Cette initiation est-elle un rite secret réservé à l’élite de l’Église ou bien tout simplement le baptême ? On ne sait pas. Certains exégètes nord-américains comme J.D. Crossan, qui accordent une grande importance aux évangiles apocryphes pour la compréhension de la personne de Jésus, considèrent cet évangile comme le texte authentique de Marc : la version canonique en aurait été une version abrégée, éliminant les actes occultes du Seigneur. Mais la majorité pense que cet évangile secret serait plutôt une amplification du texte officiel, réalisée soit par Marc lui-même comme le dit Clément, soit plutôt par un imitateur postérieur.
            2) Une copie de cet évangile secret, conservé soigneusement à Alexandrie, aurait été obtenue frauduleusement par Carpocrate, un gnostique du début du IIe siècle. À sa suite, sa secte hérétique adepte de toutes les débauches du corps, les carpocratiens, aurait réinterprété le texte « conformément à sa pensée blasphématoire et charnelle ». Il aurait donc existé une seconde version de l’évangile secret de Marc, ouvrage composite où Carpocrate aurait « mêlé les mensonges les plus impudents aux paroles pures et saintes ».
            3) Mais tout cela ne nous est connu que par une lettre de Clément d’Alexandrie à un certain Théodore. Pour soutenir le combat de ce Théodore (inconnu par ailleurs) contre les carpocratiens, Clément lui expose la formation de l’Évangile secret de Marc, ce qui va lui permettre d’opposer la vraie version à la fausse version utilisée par ceux-ci. Il cite deux extraits de l’Évangile secret (le deuxième ne fait que deux lignes) et annonce une réfutation globale des mensonges des carpocratiens, mais le texte de la lettre s’interrompt brusquement.
            4) Cette lettre de Clément d’Alexandrie n’est elle-même connue que par un seul manuscrit découvert au monastère de Saint-Sabas (ou Mar Saba), près de Jérusalem. Très bizarrement, il ne s’agit pas d’un document autonome ou inclus dans un recueil homogène : le manuscrit se trouve à la fin d’un livre imprimé au XVIIe (Isaac Vossius, Epistulae genuinae S. Ignatii Martyris, Amsterdam, 1646), sur le recto et le verso d’une page restée blanche et le recto d’une feuille utilisée pour la reliure. L’écriture daterait de la fin du XVIIIe. Il faut donc supposer qu’un moine de cette époque a eu accès à un manuscrit très ancien, disparu ensuite (un manuscrit séparé ? un recueil de lettres de Clément dont il n’aurait retenu que celle-ci ? un recueil disparate dont les autres éléments auraient été bien connus ?), et qu’il a eu l’étonnante idée de le recopier à cet endroit.
            5) Ce document a été découvert en 1958 par Morton Smith (1915-1991), un historien états-unien des religions antiques qui faisait des recherches dans la bibliothèque du monastère. Il ne publia sa découverte qu’en 1973, avec des photographies du document. Or celui-ci a disparu entre 1977 et 1980 ! Le volume de Vossius a été transféré en 1977 à la bibliothèque du patriarcat orthodoxe de Jérusalem, où il serait toujours accessible, mais il ne contient plus les pages manuscrites portant la lettre de Clément. Envolée, la possibilité d’un contre-examen ! Nous voilà prisonniers du témoignage de Morton Smith et de ses photographies. On croyait que Morton Smith était le seul savant à avoir pu examiner ces trois pages (ainsi que l’écrit Jean-Daniel Kaestli dans la notice de la Pléiade, p. 59), mais en 2003 Guy Stroumsa a publié un article où il raconte qu’en 1976, il a pu visiter le monastère de Saint-Sabas et voir le manuscrit, en compagnie des professeurs David Flusser et Schlomo Pinès, ainsi que de l’archimandrite Méliton. Reste qu’aucune étude scientifique de sa matérialité n’a jamais eu lieu. Les techniques modernes devraient rendre possible l’examen de l’encre, afin de savoir si le texte a bien été écrit au XVIIIe ou si c’est un faux moderne imitant l’écriture du XVIIIe, – mais à condition d’avoir accès au texte. Or s’il a été volé et vendu à un collectionneur privé, il va falloir attendre longtemps…  
           On voit qu’à chacune des cinq étapes on a pu fabriquer un faux : 1) l’Évangile secret de Marc, si jamais il a existé, a pu être le pseudépigraphe d’un imitateur de Marc ; 2) les carpocratiens ont pu forger un texte à partir du texte canonique de Marc, plutôt que de s’appuyer sur cet hypothétique évangile secret. Ou alors, Clément s’est mépris, et les carpocratiens ont utilisé tel quel l’Évangile secret de Marc, qui dès l’origine aurait été teinté de gnosticisme (à l’instar de l’Évangile de Thomas), sans avoir à le modifier suivant leurs vues ; 3) la lettre de Clément d’Alexandrie (150-220) peut être une forgerie antique. Par exemple, Annick Martin imagine qu’un moine de tradition origénienne, attaché à l’idée d’une lecture ésotérique des Écritures, ait pu, peu après 399 (dans le cadre de la querelle anthropomorphite), vouloir appuyer cette conception par l’autorité de Clément[1] ; 4) le manuscrit peut être un faux du XVIIIe, non pas recopié sur un manuscrit antique disparu, mais élaboré à cette époque ; 5) le manuscrit peut être un faux moderne imitant à la fois le style de Clément d’Alexandrie et la calligraphie du XVIIIe, créé avant qu’il soit découvert par Morton Smith en 1958, ou bien par Morton Smith lui-même vers cette date. Parmi ces cinq possibilités, seule la quatrième paraît peu vraisemblable. La première et la cinquième sont plausibles voire probables.
           De 1973 jusqu’aux années 1990, la réception de cet inédit a été plutôt favorable. Ce qu’il révélait était doublement énorme, puisqu’on ne connaissait aucune lettre de Clément d’Alexandrie et qu’on n’avait jamais entendu parler d’un évangile secret de Marc. On imagine l’excitation extrême des historiens et des exégètes, confrontés à un document à la fois étonnant et crédible. Certes, très peu de savants ont cru, comme Morton Smith, que les deux fragments de l’Évangile secret de Marc correspondraient à des épisodes véridiques de la vie de Jésus ; en revanche la lettre de Clément d’Alexandrie a été majoritairement acceptée comme authentique, du fait de sa qualité littéraire, de sa vraisemblance globale, de sa concordance avec le style et la pensée de l’auteur : aussi a-t-elle été admise dans une édition scientifique des œuvres de Clément (publiée à Berlin en 1980) et dans le recueil des Écrits apocryphes chrétiens de la Pléiade en 1997. Les deux fragments donnés par la lettre n’étaient certes pas attribués à l’évangéliste Marc mais plutôt à un texte pseudépigraphe : l’Évangile secret de Marc rejoignait la longue liste des textes apocryphes qui, à défaut de nous apprendre quoi que ce soit sur la vie de Jésus, nous délivrent énormément d’informations sur les croyances des chrétiens des premiers siècles. Et même ceux qui tenaient la lettre pour un pseudépigraphe de Clément tendaient à y voir, en tant que forgerie antique, un document à peine moins précieux que si elle avait vraiment été écrite par Clément : « même si la lettre était inauthentique, les renseignements qu’elle donne sur l’Évangile de Marc et sur son statut dans l’Église d’Alexandrie garderaient tout leur intérêt, car son origine doit être située avant le IVe siècle » déclare Jean-Daniel Kaestli dans la notice de la Pléiade, p. 58, ajoutant quand même une prudente note de bas-de-page : « pour autant que l’on écarte la possibilité d’un faux moderne, avancée par certains ».
           Mais il me semble que la tendance se soit renversée depuis la fin des années 90 et que les « certains » désignés par J.-D. Kaestli soient maintenant plutôt « beaucoup ». Les partisans de l’authenticité se font en général plus timides : ainsi Alain Le Boulluec qui, dans un article de 1996, soulignait les ressemblances de la lettre avec les œuvres connues de Clément et penchait pour la plausibilité de son attribution, déclare en 2000 qu’il se refuse à l’utiliser comme document tant qu’un doute subsistera[2]. À l’inverse, les partisans du faux se font plus offensifs : ainsi Stephen C. Carlson qui dans un livre de 2005, The Gospel Hoax. Morton Smith’s Invention of Secret Mark, Baylor University Press, met nettement en cause Morton Smith (on en trouvera un compte-rendu ici et un autre ), ou Peter Jeffery qui donne l’estocade dans The Secret Gospel of Mark unveiled. Imagined Rituals of Sex, Death, and Madness in a Biblical Forgery, Yale University Press, 2007 (comptes-rendusici et ). L’expression « la lettre de Mar Saba » est de plus en plus répandue pour désigner le document découvert par Morton Smith, manière d’éviter l’attribution à Clément sans pour autant trancher la question par l’appellation de « pseudo-Clément ».
            Pour approfondir la brève notice de la Pléiade, on peut lire en français l’article très érudit d’Annick Martin, « À propos de la lettre attribuée à Clément d’Alexandrie sur l’évangile secret de Marc », évangile secret de marc,françois bovon,pierre geoltrain,marc,clément d'alexandrie,carpocrate,mar saba,morton smith,isaac vossius,jean-daniel kaestli,gnostiques,écrits apocryphes chrétiens,pseudépigraphe,faux,stephen carlson,peter jeffery,annick martin,église d'alexandrie,eusèbe de césarée,faussaire,james hunter,jéricho,oscar wilde,synoptiques,lazare de béthanie,jeune homme riche,évangile de jean,péricope,homosexualité,initiation,baptême,john boswell,centurion romain,alain nadaud,borges,jésus,raymond brown,communauté johannique,saïtapharnès,israël rouchomovsky,hervé duchêne,salomon reinach,philosémitisme,nouveau testament,manuscrit,pasticheparu dans Colloque international « L’Évangile selon Thomas et les textes de Nag Hammadi », Québec 29-31 mai 2003, s.d. Louis Painchaud et Paul-Hubert Poirier, Presses de l’université Laval / Peeters, Québec / Louvain-Paris, 2007, p. 275-300. Ce professeur d’histoire antique, spécialiste du christianisme égyptien, observe un certain nombre de discordances entre le contenu de la lettre et ce que nous pouvons savoir de l’Église d’Alexandrie : - la scène racontée par la première péricope de l’Évangile secret n’est pas forcément une scène d’initiation baptismale, et c’est par erreur qu’elle a été rattachée à une tradition liturgique propre à l’Église d’Égypte pré-nicéenne, liturgie primitive qui n’a peut-être jamais existé ; - l’Église d’Alexandrie n’avait pas de tradition ésotérique et n’utilisait pas exclusivement l’Évangile de Marc ; - on ne sache pas que les carpocratiens aient privilégié l’Évangile de Marc, et du reste il n’est même pas certain qu’il y ait eu des carpocratiens à Alexandrie à la fin du IIe siècle ; - la relation entre Marc et Pierre, et l’origine de son évangile, telles qu’elles sont indiquées dans la lettre, ne correspondent pas à l’idée que s’en faisait Clément ; - la lettre ne colle pas avec les sources sur l’origine de l’Église d’Alexandrie, qui à partir des années 220/230 mettent en avant le rôle légendaire de Marc dans sa fondation ; - Eusèbe de Césarée, source incontournable de l’époque, a ignoré non seulement cette lettre mais aussi tout ce qu’implique son contenu ; - contrairement à ce qu’on avait très hypothétiquement supposé, il est douteux qu’il ait jamais existé un codex de lettres de Clément d’Alexandrie. Tous ces éléments amènent à pencher pour l’hypothèse d’un faux moderne.
            Le fait que beaucoup d’experts aient cru ou croient encore à l’authenticité de cette lettre de Clément d’Alexandrie montre en tout cas qu’il s’agit d’un faux particulièrement habile. L’un d’entre eux dit même : « si l’auteur de la Lettre à Théodore est un plagiaire, c’est un plagiaire génial » (le terme de « plagiaire » est ici impropre : il voulait dire « faussaire », mais la phrase vient d’une lettre privée[3]).
          Il va sans dire que les deux camps ont à leur disposition des arguments à la fois très nombreux et très fragiles, sinon l’un des deux aurait déjà rendu les armes. Comme toujours dans les controverses d’attribution auctoriale (par exemple le Cinquième livre de Rabelais ou « La chasse spirituelle » de Rimbaud), les mêmes arguments stylistiques servent dans les deux sens : les uns concluent au document authentique en raison des frappantes analogies de vocabulaire et de style ; les autres concluent au pastiche parce que ces analogies leur paraissent trop nombreuses et trop marquées. Il en va dailleurs de même pour les éléments de nature historique, tels que ceux pointés savamment par Mme Annick Martin : on peut penser soit qu’ils prouvent que le document est faux, ayant été créé par un faussaire connaissant mal son sujet ; – soit au contraire que le document est vrai car un faussaire habile aurait justement évité ce genre de petites entorses pour mieux coller aux faits connus ; – soit au contraire encore que le document est faux, créé par un faussaire très habile qui, partant du principe que tout document nouveau déplace les limites de notre connaissance, a sciemment glissé ces légères entorses pour faire paradoxalement plus vrai. Car la perfection de la vraisemblance est aussi suspecte qu’un ensemble de petites invraisemblances… La graphologie ne nous aidera pas plus : en 2010, on a soumis les photographies à deux experts graphologues grecs. Comme on pouvait le craindre, leurs conclusions vont dans deux directions opposées : l’un pense que le texte n’a pas été écrit par Morton Smith, l’autre qu’il s’agit d’un faux du XXe. Aux partisans du faux, on accordera que même si placer la lettre dans un livre relié du XVIIe était un choix étrange soulevant bien des questions (qui néanmoins semblent avoir assez peu troublé les savants, obnubilés par la critique interne de la lettre), néanmoins imiter la calligraphie de l’époque classique sur un volume quelconque était bien plus facile que de créer un faux papyrus antique ou un faux parchemin médiéval.
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            Un érudit qui, pour étayer sa théorie subversive et tromper ses confrères, se met à créer lui-même le document qui lui manque… il y a là un parfum romanesque. Eh bien justement, il existe un roman publié en 1940 par un certain James H. Hunter, The Mystery of Mar Saba (Grand Rapids (Michigan), éd. Zondervan), qui est fondé sur la découverte, au monastère de Mar Saba, d’un document très embarrassant pour le christianisme, mais qui se révèle ensuite un faux. Voilà une autre coïncidence bien extraordinaire ! Et si c’était la lecture de ce roman qui avait inspiré à Morton Smith l’idée de faire la même chose ?
            Stephen Carlson met en avant d’autres petits indices qui lui permettent de voir en Morton Smith un esprit doté d’un humour à froid, aimant à laisser derrière lui de minuscules clins d’œil signant sa forgerie d’une façon presque ludique. Je les laisse tomber ici, ne souhaitant pas entrer trop avant dans le détail d’une controverse que je n’ai pas le loisir d’investiguer à fond.

             Venons-en aux deux fragments allégués de ce prétendu Évangile secret de Marc, de taille très inégale. Une de leurs caractéristiques, qui a dû terriblement exciter les biblistes, mais qu’on peut prendre comme un très lourd indice de fabrication moderne, est qu’ils permettent de résoudre deux agaçantes petites énigmes du texte canonique de Marc. Autrement dit, ils répondent providentiellement à une attente des biblistes ! En Mc 10,46, on lit : « Ils arrivent à Jéricho. Comme il sortait de Jéricho avec ses disciples et une assez grande foule… ». Maladresse de rédaction ? Cette succession de deux phrases de sens opposé intrigue et laisse supposer qu’il y a une lacune dans le texte, qui aurait raconté un épisode quelconque ayant eu lieu à Jéricho. Et justement, le pseudo-Clément déclare que dans le pseudo-Marc se trouve ceci, entre les deux phrases : « Et là se trouvaient la sœur du jeune homme que Jésus aimait, et sa mère, et Salomé. Et Jésus ne les reçut pas ». On est un peu frustré que l’épisode soit si peu développé, mais au moins l’enchaînement narratif devient-il plus naturel si on insère ce passage.
            Une autre petite énigme de Marc, c’est le double verset 14,51-52, qui n’a aucun équivalent dans les trois autres évangiles. Jésus vient d’être arrêté, les disciples se sont enfuis : « Un jeune homme le suivait, n’ayant qu’un drap sur le corps. On l’arrête, mais lui, lâchant le drap, s’enfuit tout nu ». Qui peut être le piteux héros de cette bizarre anecdote ? Serait-ce l’évangéliste lui-même, ou l’un des témoins qu’il a fait parler ? Est-ce un épisode inventé, purement symbolique ? L’Évangile secret de Marc va nous offrir une solution indirecte. Le premier fragment reproduit par la lettre du pseudo-Clément est censé se placer peu avant le second, entre la péricope avant-précédente (la troisième annonce de la Passion et de la Résurrection) et la péricope précédente (la demande de Jacques et Jean), c’est-à-dire entre 10,34 et 10,35. Voici cette péricope secrète (traduction de J.-D. Kaestli dans la Pléiade) : « Et ils arrivent à Béthanie, et il y avait là une femme dont le frère était mort. Et elle vint, se prosterna devant Jésus et lui dit : "Fils de David, aie pitié de moi". Mais les disciples la réprimandèrent. Et Jésus, rempli de colère, partit avec elle au jardin où se trouvait le tombeau. Et aussitôt se fit entendre une voix forte venant du tombeau. Et Jésus, s'étant approché, roula la pierre loin de la porte du tombeau. Et il entra aussitôt à l'endroit où se trouvait le jeune homme, étendit la main et le ressuscita en lui saisissant la main. Le jeune homme, l'ayant regardé, l'aima, et se mit à supplier Jésus de demeurer avec lui. Et, étant sortis du tombeau, ils allèrent à la maison du jeune homme, car il était riche. / Et, après six jours, Jésus lui donna un ordre ; et, le soir venu, le jeune homme se rend auprès de lui, le corps nu enveloppé d'un drap. Et il demeura avec lui pendant cette nuit-là, car Jésus lui enseignait le mystère du Royaume de Dieu. De là, s'étant levé, il retourna au-delà du Jourdain. »
           Il faut avouer que, si on a là une forgerie moderne comme je le présume, elle témoigne d’une habileté diabolique, que seul pouvait atteindre un spécialiste retors du Nouveau Testament. – Dabord, comme pour l’autre fragment, nous sommes en face d’un épisode qui non seulement a une couleur évangélique évidente, mais qui en outre paraît assez banal : pas de révélation fracassante, pas d’énormité propre à déclencher les foudres de l’Église ou mettre en transes les illuminés de tout poil. C’est assez inédit pour susciter un grand intérêt, mais assez anodin pour paraître spontanément acceptable. – Ensuite, comme les biblistes l’ont immédiatement remarqué, cet épisode (ou plutôt sa première phase) est tout-à-fait parallèle à un autre épisode bien connu de la vie de Jésus : la résurrection de Lazare de Béthanie, qu’on trouve en Jn 11,1-44[4]. Or, comme on le sait, l’Évangile de Jean est très différent des trois autres (qu’on appelle synoptiques, en raison de leurs multiples parallèles) et s’appuie sur un matériau documentaire largement original. Avec cet épisode marcien, on pourrait donc rajouter une nouvelle occurrence à la liste pas si nombreuse des péricopes parallèles entre Jean et l’un des synoptiques. Le même épisode, raconté chacun dans son style par Jean et par Marc, ce qui implique deux traitements personnels d’une source commune : voilà du pain bénit pour les biblistes, et de la matière pour deux ou trois doctorats et des dizaines d’articles ! – Enfin, ce fragment, renforcé par le bref second fragment, suggère la fusion fascinante de trois personnages du Nouveau Testament jusqu’ici distincts : Lazare de Béthanie, le jeune homme qui s’enfuit tout nu dont j’ai parlé plus haut, et le jeune homme riche dont Marc vient de parler en 10,17-31 (parallèles en Mt 19,16-30 et Lc 18,18-30)[5], jeune homme dont Marc (et lui seul) dit que « Jésus, ayant fixé son regard sur lui, l’aima » (10,21). Les plus audacieux iront jusqu’à ajouter un quatrième personnage à identifier avec les trois autres : le fameux « disciple que Jésus aimait », dont il est beaucoup question dans l’Évangile de Jean et dont la double identification avec Jean le fils de Zébédée et l’auteur du quatrième évangile, quoique reçue par la tradition de l’Église, reste après tout une hypothèse sans preuve[6]. Même sans aller jusqu’à cette extrémité, l’identité posée entre Lazare, le jeune homme riche et le fuyard tout nu suffit à remuer les imaginations et renouveler notre vision du milieu où a évolué Jésus, sans pour autant toucher à l’essentiel. (On peut aussi imaginer que si c’est le même jeune homme riche qui vient voir Jésus en Mc 10,17-22 et qui est ensuite ressuscité dans la péricope secrète à placer en Mc 10,34/35, c’est parce qu’il s’est suicidé entre les deux, désespéré par l’exigence de Jésus. De fait, Marc le fait quitter ainsi Jésus en 10,22 : « à cette parole, il s’assombrit et s’en alla tout triste, car il avait de grands biens »).
            Mais la péricope secrète comprend une seconde phase, après la résurrection du jeune homme riche : la phase d’initiation, avec ce détail singulier : « le corps nu enveloppé d’un drap », qui éclaire la même mention tellement énigmatique de Mc 14,51. C’est là que Clément, ou le pseudo-Clément, intervient pour mettre en garde Théodore sur les dérives carpocratiennes :  « Quant aux mots "nu à nu" et aux autres à propos desquels tu m’as écrit, ils ne s’y trouvent pas ». Hic jacet lepus ! Au cas où cette nuit passée entre deux hommes dont l’un est presque nu n’aurait pas été assez suggestive, le texte nous signale que les carpocratiens, ces libertins assumés, ont franchi un degré dans l’interprétation homosexuelle en prétendant que Jésus était nu lui aussi. En somme, le baptême initiatique pratiqué par Jésus était fondé sur une relation classique entre l’éraste et l’éromène, et l’enseignement du « mystère du Royaume de Dieu » devait pénétrer par une voie de derrière, obscure et profonde… Et tant qu’on y est, le grain de sénevé était une petite graine à inséminer…Tout celà restant bien sûr conjectural, puisque Clément rejette farouchement cette interpolation, et puisque même dans la version carpocratienne la relation pédérastique est seulement suggérée, nullement affirmée.
            S’il s’agit bien d’une forgerie, celle-ci est là encore admirablement habile : elle ne va pas jusqu’à affirmer de façon téméraire que Jésus avait des relations homosexuelles avec ses disciples favoris, elle se contente de le suggérer en se donnant les gants de l’écarter. Je note en tout cas que les savants français ne semblent pas avoir accordé de l’intérêt à cette problématique homosexuelle, alors qu’elle revient régulièrement dans les contributions états-uniennes sur le sujet, ce qui était peut-être une des intentions cachées de Morton Smith. (Ses détracteurs prétendent qu’il était homosexuel lui-même, d’où son intéressement à la question, mais ce point est contesté.) On sait combien les universitaires nord-américains sont obsédés par les questions de « genre » depuis quarante ans. C’est en 1980 que l’historien John Boswell (1947-1994, homosexuel, catholique pratiquant, disciple de Foucault et lui aussi mort du sida) publia Christianisme, tolérance sociale et homosexualité (Gallimard, 1985), où il avance la thèse (très controversée, voire largement rejetée) que le christianisme antique n’a pas condamné l’homosexualité, et même qu’il a encouragé Les Unions du même sexe (Fayard, 1996). Que cette question si contemporaine pointe dans la lettre attribuée à Clément d’Alexandrie est peut-être bien un indice supplémentaire qu’il s’agit d’une création de notre temps. (Peter Jeffery, en particulier, attaque beaucoup le document sous cet angle, le plaçant dans le sillage de la Salomé d’Oscar Wilde).
            Mais si la lettre était authentique, est-ce que cela changerait grand-chose ? Le document, finalement, n’est pas si intéressant que ça. Les informations qu’il apporte sur l’Église d’Alexandrie et sur les carpocratiens nuancent les connaissances des spécialistes, mais ne renversent rien de fondamental. L’Évangile secret de Marc ne serait qu’un apocryphe de plus à rajouter à un ensemble déjà copieux, que ses deux fragments enrichiraient bien peu. Même dans le cas extrême (rejeté par la très grande majorité des spécialistes) où Marc aurait composé une version allongée de son évangile et où les deux fragments devraient intégrer le canon de l’Église, les bases du christianisme n’en seraient pas ébranlées, puisque l’initiation homosexuelle y reste une simple suggestion qu’on n’est pas obligé de suivre. Les obsédés de l’homosexualité n’ont du reste pas besoin de la lettre de Saint-Sabas pour trouver dans le Nouveau Testament ce qu’ils cherchent. Par exemple, dans l’épisode du centurion (Mt 8,5-13 // Lc 7,1-10), ils font remarquer que le centurion demande la guérison d’un serviteur auquel il est très attaché et qui fait tout ce que lui ordonne son maître, ce qui émerveille Jésus, – or le terme grec pour désigner le jeune esclave est « pais » (chez Matthieu mais pas chez Luc qui préfère « doulos »), terme employé aussi pour désigner un amant pédérastique. Jésus se montrerait donc tolérant et admiratif devant un petit ménage de pédales, ô merveille !
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[1] Voir article d’Annick Martin référencé plus bas, p. 297.

[2] Voir article d’Annick Martin, notes 6 à 13.

[3] Article d’Annick Martin, note 10.

[4] J.-D. Kaestli fait la liste des ressemblances de détail (Pléiade p. 67) : localisation à Béthanie (Jn 11,1.18), prosternation et appel à l’aide d’une femme dont le frère est mort (Jn 11,32), émotion violente de Jésus (Jn 11,34-38), motifs de la pierre enlevée (Jn 11,38-39.41) et de la voix forte (Jn 11,43).

[5] C’est lui à qui Jésus recommande de donner aux pauvres tout ce qu’il possède, car « il sera plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu », ajoutant ensuite à Pierre qu’il faut quitter sa maison, sa famille et son travail pour lui, car « beaucoup de premiers seront derniers, et des derniers, premiers ». Une péricope essentielle, qu’il faut rappeler inlassablement à la droite-Neuilly, laquelle a le culot d’associer sa morale bourgeoise et l’Évangile qui la rejette violemment !

[6] Pour Raymond Brown, prêtre catholique états-unien, l’un des plus grands spécialistes mondiaux de l’Évangile de Jean et de son école, autrement dit la « communauté johannique », le disciple bien-aimé n’était pas un apôtre, mais « un personnage secondaire durant le ministère de Jésus, pas assez important pour être rappelé dans la tradition plus officielle des synoptiques. Mais ce personnage ayant pris de l’importance dans l’histoire de la communauté johannique (peut-être en fut-il le fondateur ?), l’image que nous donne de lui l’évangile en fit un personnage idéal, capable d’être opposé à Pierre comme plus proche de Jésus par l’amour » (Que sait-on du Nouveau Testament ?, Bayard, 2000, p. 411-412). Brown pense que l’Évangile de Jean procède de quatre strates successives : le témoignage de ce disciple bien-aimé ; une mise par écrit due à un évangéliste anonyme, disciple du précédent ; une révision plus tardive par le « rédacteur », un autre disciple du premier également auteur de 1 Jn et 2 Jn ; et une quatrième phase où le rédacteur a écrit 3 Jn et le chapitre 21 de Jn. Voir le résumé de l’histoire de la communauté johannique dans l’ouvrage cité, p. 416-418. Il va sans dire que l’auteur de l’Apocalypse, Jean l’Ancien, est encore un personnage différent, même pas membre de la communauté johannique quoique ayant eu possiblement des contacts avec elle.

[7] Il y a une dignité du faux, que l’on est en train de réévaluer. On songe par exemple à la tiare de Saïtapharnès, achetée 200 000 francs-or par le Louvre en 1896 comme un chef-d’œuvre d’art gréco-scythe de l’époque hellénistique, puis reconnue en 1903 comme un faux dû à l’orfèvre russe Israël Rouchomovsky. Le Louvre la cacha dès lors honteusement dans ses réserves. Or aujourd’hui elle est considérée comme une pièce remarquable de l’orfèvrerie de la fin du XIXe siècle… Sur les faux antiques, lire le n°312 des Dossiers d’Archéologie (avril 2006) : Vrais ou faux de l’antiquité classique ? L’article sur la tiare de Saïtapharnès, dû à Hervé Duchêne (p. 8 à15) a pour axe directeur le blanchiment intégral de Salomon Reinach, dans une démarche philosémite typique de notre époque qui n’en finit pas de rejouer le combat antidreyfusard. Or si cet immense érudit n’a joué qu’un rôle très faible dans « le processus de décision conduisant à l’achat », il n’empêche qu’après l’achat, il a plusieurs fois soutenu l’authenticité de la tiare, comme l’article ne peut le cacher, tout en s’efforçant de dissimuler cette erreur d’appréciation derrière un brouillard d’excuses et de faux-semblants.

« VOUS NE M’AIMEZ PLUS : VOUS CROYEZ CE QUE VOUS VOYEZ ET NON PAS CE QUE JE VOUS DIS ! », enquête bibliographique

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            Reconstituer le parcours bibliographique d’une citation apocryphe n’est pas qu’un pur travail documentaire. Cela permet parfois aussi de dessiner quelques réflexions marginales.
            Il y a quelque temps, j’ai ramassé cette phrase amusante, que j'ai mise en titre, dans je ne sais plus quelle collection de citations. Il devait s’agir d’un de ces florilèges d’amateur, où la provenance des trouvailles est toujours indiquée avec la plus complète désinvolture, voire pas du tout.
            Une rapide googlisation m’apprit qu’elle serait due à Ninon de Lenclos, la fameuse courtisane du Grand siècle (1620-1705). C’est du moins à celle-ci que l’attribue Léon Bloy, qui la cite deux fois dans son œuvre.
            Une première fois dans « Le frôleur compatissant », la onzième nouvelle des Histoires désobligeantes (1894), dont le personnage central se laisse berner par une catin : « Cette râclure de fille lui fit avaler cinq cents fois – en un autre style sans doute, mais avec quelle facilité ! – le mot fameux de l’éblouissante Courtisane : "Ah ! vous ne m’aimez plus ! vous croyez ce que vous voyez et vous ne croyez pas ce que je vous dis !"» (Œuvres, tome VI, Mercure de France, 1967, p. 248).
             Une seconde fois dans son roman La Femme pauvre (1897), première partie, chapitre III, à propos d’un mari trompé par une femme tyrannique : « L’austère matrone, qui le cocufiait avec un enthousiasme évidemment partagé, n’étais pas assez littéraire pour lui servir le mot sublime de Ninon : "Ah ! vous ne m’aimez plus ! vous croyez ce que vous voyez et vous ne croyez pas ce que je vous dis !" Mais ce fut presque aussi beau. » (Œuvres, tome VII, Mercure de France, 1972, p. 36).
              Qu’un croyant aussi enragé que Bloy eût été frappé par cette formule au point de la citer deux fois, voilà qui est assez paradoxal. Car enfin, que signifie cette phrase ironique, sinon qu’il faut croire ce que nos sens nous apprennent, plutôt que les paroles captieuses d’une séductrice ? Les deux récits de Bloy ne permettent pas une seconde de supposer qu’il ait pu la prendre au premier degré : les deux fois, l’homme est un imbécile naïf, la femme une menteuse qui pousse l’effronterie à son comble. Donc Bloy comprend bien la phrase de Ninon de Lenclos comme une brillante imposture… que n’a-t-il élargi sa réflexion jusqu’à lui-même, alors !! Qu’est-ce que l’adepte d’une religion, sinon un imbécile aveugle qui, au lieu de faire confiance à ce que ses sens lui montrent (à savoir que Dieu ne se manifeste jamais de manière incontestable dans le monde, qu’il n’y a pas de miracle qui tienne devant la science, que l’hostie et le vin restent exactement ce qu’ils sont après que le prêtre leur a fait subir ses opérations magiques, etc), qui, au lieu de voir que le ciel est vide et d’entendre qu’aucune voix transcendante ne nous parle, accorde une croyance absurde au discours trompeur de l’Église, cette reine des impostrices ? Qu’est-ce que le croyant, sinon un cocu qui refuse de voir son cocufiage ? Apparemment, ces réflexions élémentaires n’ont pas effleuré Bloy, très prompt à se moquer de la paille qu’il y a dans l’œil de ses personnages de cocus, mais insensible à la poutre qui aveugle son œil de croyant. À vrai dire, c’est le contraire qui eût été étonnant : il suffit de lire le Journal de Bloy pour constater que nous avons affaire à un imbécile carabiné, d’une fermeture d’esprit à toute épreuve et d’un sectarisme effarant. 
               Un auteur contemporain a lui aussi été amusé par la phrase de Ninon de Lenclos. C’est Jean Chalon, qui à la date du 4 avril 1998 dans son Journal d’un arbre. 1998-2001 (Fayard, 2003), en donne une version un peu développée, rendant l'historiette plus vivante et plus précise que dans la simple citation de Bloy : « À propos de Ninon, il y a dans sa vie une anecdote qui m’enchante. Un jour, la courtisane est surprise au lit, en galante compagnie, par son amant. L’amant hurle qu’il est trompé. Ninon nie l’évidence et proteste de son innocence. L’amant persiste dans ses accusations. Alors Ninon s’écrie : "Ah, mon ami, je vois bien que vous ne m’aimez plus : vous croyez ce que vos yeux voient et vous ne croyez pas ce que je vous dis !" ». Or Jean Chalon est lui aussi catholique… Lui non plus ne s’est pas rendu compte que cette phrase donnait raison à saint Thomas le sceptique, et donc mettait la foi en accusation. Il est vrai que jamais nous n’avions pris M. Jean Chalon pour un homme très intelligent. Dailleurs, il croit en l’astrologie, c’est dire…

            Mais cette phrase est-elle vraiment de Ninon de Lenclos ? Une enquête patiente et minutieuse, qui excède mes moyens et mon temps disponible, permettrait de savoir si Jean Chalon l’a apprise par un autre canal que Bloy, et si Bloy n’a fait que reprendre une attribution déjà traditionnelle à son époque ou s’il s’est mis tout seul cette idée dans la tête. Mais que cette attribution procède de Bloy ou bien de ses contemporains, il y a lieu de croire qu’elle est erronée. En effet, on lit dans De l’amour de Stendhal (1822), au chapitre XXXVI de la première partie, consacré à la jalousie : « On connaît en France l’anecdote de Mlle de Sommery, qui, surprise en flagrant délit par son amant, lui nie le fait hardiment, et, comme l’autre se récrie : "Ah ! je vois bien, lui dit-elle, que vous ne m’aimez plus ; vous croyez plus ce que vous voyez que ce que je vous dis" » (Folio n°1189, p. 126).
            Cette Mlle de Sommery serait-elle la même qu’une autrice bien oubliée de la fin du XVIIIe siècle, qui n’a même pas sa notice sur Wikipédia, Mlle Fontette de Sommery, morte fin 1790 ? Celle-ci retient encore un tout petit peu l’attention des universitaires spécialistes de Mme de Sévigné, parce qu’elle a publié (sous l’anonymat) un roman épistolaire et historique, Lettres de Madame la Comtesse de L*** à Monsieur le Comte de R*** (1785), qui se passe de 1674 à 1680, et dont Mme de Sévigné, sa fille et ses amis comptent parmi les principales figures[1]. L’identification n’est pas certaine car, d’après la Biographie universelle de Michaud, dont la notice ne donne ni son prénom (à moins que « Fontette » soit ce prénom ?) ni son année de naissance (qu’elle situe dans les premières années du XVIIIe), cette personne était « douée d’un esprit rare » et d’une conversation « piquante et caustique », qui lui permettait d’ « attirer chez elle une très bonne compagnie » et de « se voir souvent entourée de littérateurs distingués », mais elle était aussi… « dénuée de toute beauté ». Elle a dû mourir vieille fille, comme Mademoiselle de Scudéry au siècle précédent. Peut-être que, trente ans après sa mort, dans la société mondaine que fréquentait Stendhal, le souvenir de son esprit avait effacé celui de sa disgrâce physique, si bien que la relier à une anecdote lui supposant deux amants simultanés ne paraissait plus invraisemblable. Quant au lien établi ensuite (ou déjà avant ??) avec Ninon de Lenclos, il suffirait pour l’expliquer de mettre en avant un phénomène bien connu de tout investigateur de citation : l’attraction des noms illustres, qui captent les aphorismes de personnages inconnus : quand le nom de Mlle de Sommery n'a plus rien dit à personne, il aura fallu trouver un nom plus fameux pour la remplacer. C'est ce que le sociologue états-unien Robert K. Merton a nommé, de façon peu judicieuse, « l'effet Matthieu». J’ai ainsi montré dans un précédent article qu’une phrase fameuse était communément attribuée à Talleyrand parce que celui-ci était en relation avec le premier auteur, le très oublié médecin Paul-Joseph Barthez.

En fait, il y a lieu de croire que cette formule n’est due ni à Mlle de Sommery ni à Ninon de Lenclos, et qu’on ne connaîtra jamais la première impudente qui osa tenter ce coup de bleuf sentimental, si tant est que l’anecdote se soit réellement produite un jour. Plus de soixante ans avant Stendhal, le premier qui la rapporte (ou du moins le plus ancien que j’aie trouvé) avoue en ignorer l’héroïne. Mais ce qui m’intéresse, c’est que, là où Stendhal y voit une illustration de ses idées sur la jalousie, et Bloy une façon de montrer la veulerie de certains hommes face à des femmes impudentes, ce premier auteur la comprend exactement comme moi. Il s’agit du philosophe Helvétius, dans le premier de ses deux grands livres, De l’esprit (1758). Dès le deuxième chapitre du premier discours, il raconte la fable d’une dame galante et d’un curé qui, regardant la lune et la croyant habitée, interprètent deux ombres, la première comme deux amants heureux, le second comme deux clochers d’une cathédrale.
            Et ensuite : « Ce conte est notre histoire ; nous n’apercevons le plus souvent dans les choses que ce que nous désirons y trouver : sur la terre comme dans la lune, des passions différentes nous y feront toujours voir ou des amants ou des clochers. ninon de lenclos, léon bloy,jean chalon,journal d'un arbre,la femme pauvre,histoires désobligeantes,stendhal,de l'amour,mlle de sommery,mme de sévigné,michaud,talleyrand,helvétius,de l'esprit,égypte,prêtres,amoureux,illusion,foi,impudence,manipulation,aveuglement,dogme,croyance,naïveté,crédulitéL’illusion est un effet nécessaire des passions, dont la force se mesure presque toujours par le degré d’aveuglement où elles nous plongent. C’est ce qu’avait très bien senti je ne sais quelle femme, qui, surprise par son amant entre les bras de son rival, osa lui nier le fait dont il était témoin : "Quoi ! lui dit-il, vous poussez à ce point l’impudence ? – Ah ! perfide, s’écria-t-elle, je le vois, tu ne m’aimes plus ; tu crois plus ce que tu vois que ce que je te dis." Ce mot n’est pas seulement applicable à la passion de l’amour, mais à toutes les passions. Toutes nous frappent du plus profond aveuglement. Qu'on transporte ce même mot à des sujets plus relevés : qu'on ouvre le temple de Memphis ; en présentant le bœuf Apis aux Égyptiens craintifs et prosternés, le prêtre s'écrie : "Peuples, sous cette métamorphose, reconnaissez la divinité de l'Égypte ; que l'univers entier l'adore ; que l'impie qui raisonne et qui doute, exécration de la  terre, vil rebut des humains, soit frappé du feu céleste : qui que tu sois, tu ne crains pas les dieux, mortel superbe qui dans Apis n'aperçois qu'un bœuf, et qui crois plus ce que tu vois que ce que je te dis." Tels étaient sans doute les discours des prêtres de Memphis, qui devaient se persuader, comme la femme déjà citée, qu'on cessait d'être animé d'une passion forte au moment même qu'on cessait d'être aveugle. Comment ne l'eussent-ils pas cru ! On voit tous les jours de bien plus faibles intérêts produire sur nous de semblables effets. […] Combien de fois une trop sotte confiance en des moines ignorants n’a-t-elle pas fait nier à des chrétiens la possibilité des antipodes ! Il n’est point de siècle qui, par quelque affirmation ou quelque négation ridicule, ne prête à rire au siècle suivant. Une folie passée éclaire rarement les hommes sur leur folie présente. » (coll. Marabout université n°237, 1973, p. 29-30).
             La prosopopée du prêtre d’Apis permet d’établir un parallèle aussi net que possible entre la crédulité amoureuse et la crédulité religieuse. Comme j’aime à le dire, l’amoureux, le croyant, le militant et le supporteur sont quatre figures de l’imbécile. Dans son époque bénie, antérieure à l’âge des idéologies et des foules, Helvétius n’a pas connu le militant ni le supporteur. Mais il a bien vu que l’amoureux et le croyant sont avant tout des dupes, dont la passion repose sur un aveuglement constitutif. La femme manipule son amant exactement de la même façon que le prêtre le fidèle : en écartant l’évidence des sens, pour imposer une adhésion inconditionnelle à son discours dogmatique. En niant les faits au nom de la foi. Bloy et J. Chalon n'ont pas vu celà précisément en raison de leur aliénation.
        Mais tout le monde n'a pas le jugement offusqué par des croyances puériles. Il est agréable de constater qu’avec un peu de bon sens, on peut comprendre d’emblée le sens principal d’une anecdote, même quand celui chez qui on l’a trouvée, non seulement l’attribue à une mauvaise personne (ce qui n’est pas important), mais surtout en restreint la portée en la confinant à la naïveté masculine, alors qu’elle met en jeu le fonctionnement de l’esprit.

 


[1]Mlle Fontette de Sommery a aussi publié un autre roman, Lettres de Mademoiselle de Tourville à Madame la comtesse de Lenoncourt (1788), un conte asiatique, L’Oreille (1789), ainsi qu’un recueil de réflexions, Doutes sur différentes opinions reçues dans la société (1782). 

HALTE AUX CITATIONS MAL ATTRIBUÉES ! : synthèse de mes recherches

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            Depuis toujours, des citations faussement attribuées circulent en toute impunité. Le scrupule philologique et le souci de vérifier ses sources étant des vertus rarissimes, les erreurs se reproduisent et s’étendent à chaque génération. Depuis une vingtaine d’années, le phénomène a pris une ampleur inouïe du fait de l’avènement de l’internet, qui est une calamité pour la rigueur intellectuelle : n’importe qui recopie n’importe quelle citation n’importe comment, en l’attribuant à n’importe qui, et la diffuse aux quatre vents. La mauvaise monnaie chassant la bonne, la Toile se retrouve infestée de citations fantaisistes. Mais comme la langue d’Ésope, l’internet est la pire et aussi la meilleure des choses : un outil d’une puissance fabuleuse, permettant de faire avec une rapidité incroyable des recherches d’une ampleur incommensurable. Quand on sait se servir de Google et qu’on est familier de l’univers de la bibliographie, il devient d’une grande facilité de mener des enquêtes très précises pour retrouver la forme exacte et l’origine première d’une phrase connue et transformée  au fil de ses reprises par les esprits désinvoltes.

            J’ai en chantier (parmi bien d’autres choses) un vaste inventaire de citations incorrectes, divisé en six parties : 1) citations mal attribuées ; 2) citations orales donc douteuses ; 3) citations possiblement voire probablement apocryphes ; 4) citations assurément inventées ; 5) citations déformées ; 6) citations mésinterprétées. À cette heure, ce sont près de 230 citations qui y figurent. Pour environ les deux tiers d’entre elles, mon enquête a abouti à un résultat tout-à-fait sûr. Je le publierai d’un coup quand j’estimerai avoir poussé mes recherches aussi loin que je pouvais pour chaque citation, ou peut-être en six fois, chacune des parties tour à tour. Quand l’enquête est particulièrement fouillée et intéressante, je la publie à part. Mais pour ne pas retarder cette contribution à l’hygiène des lettres, je donne tout-de-suite le squelette de la première partie. Voici donc huitante-quatre citations plus ou moins fameuses, avec le ou les noms au(x)quel(s) elles sont le plus souvent associées à tort, parfois depuis très longtemps et sans que personne avant moi s'en soit aperçu, et celui (ou ceux) à qui la vérité et la justice imposent de les redonner. Je prie le lecteur de croire que ces réattributions ne sont pas des hypothèses douteuses ou des propositions aléatoires. Chacune des citations du tableau a fait l’objet d’une enquête très minutieuse, que je publierai quand je l’aurai mise en forme. Je suis tout-à-fait certain des noms que je place dans la colonne de droite, pour la raison définitive que j’ai sous le coude une référence très précise et scrupuleusement vérifiée, que je peux fournir en cas de besoin. Et je défie quiconque de me prouver, source référencée à l’appui, qu’un nom de la colonne centrale soit l’auteur de la citation concernée (ou son auteur premier : J’ai mis en gras les auteurs chez qui la phrase est bien attestée, mais qui ont dû faire une citation inconsciente ou masquée d’un autre qui les avait devancés, à moins qu’il ne s’agisse d’une citation tout-à-fait avouée dont on n’a pas tenu compte).

 

Citation répandue

 

(donnée ici sous une forme courante qui n’est pas forcément la forme authentique)

 

Auteur(s) supposé(s)

Auteur véridique (ou premier)

Je le crois parce que c’est absurde.

Saint Augustin

Tertullien (sous une forme légèrement différente)

En amour, il y en a toujours un qui souffre et un qui s’ennuie.

Balzac, Serge Gainsbourg, Oscar Wilde

Maurice Donnay

Il y aura toujours de la solitude pour ceux qui en sont dignes. 

Barbey d’Aurevilly

Villiers de l’Isle-Adam

L'égalité devant la loi ne prouve qu'une chose, c'est qu'il n'y en a pas d'autres. 

Barbey d’Aurevilly

Jules Lefèvre-Deumier (1797-1857)

Lorsqu'il y a dix pas à faire vers quelqu'un, neuf n'est que la moitié du chemin. 

 

Barbey d’Aurevilly 

proverbe chinois cité par Mme de Staël

Le plaisir est le bonheur des fous, le bonheur est le plaisir des sages. 

 

Barbey d’Aurevilly 

Le chevalier de Boufflers (1738-1815)

 

Nul homme réfléchi ne peut espérer. 

Maurice Barrès

Hippolyte Taine

On peut fonder des empires glorieux sur le crime, et de nobles religions sur l'imposture. 

Baudelaire

Joseph Ferrari (1811-1876), sous une forme légèrement différente

 

On dirait que la douleur donne à certaines âmes une espèce de conscience. C'est comme aux huîtres le citron. 

Léon Bloy

Paul-Jean Toulet

L’Afrique commence aux Pyrénées.

Albert Camus, Alexandre Dumas, Théophile Gautier

Abbé de Pradt (1759-1837)

 

Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde. 

Albert Camus (présentant un livre de Brice Parain)

Platon (par la bouche de Socrate).

Il faut rêver très haut, pour ne pas réaliser trop bas. 

Alfred Capus

Maurice Donnay

L'amour décroît quand il cesse de croître.

Chateaubriand

Rétif de la Bretonne

L’amour charnel ? Le plaisir est momentané, la position ridicule, le coût exorbitant. 

Lord Chesterfield

Evelyn Waugh

Il n'y a que deux espèces de plans de campagne, les bons et les mauvais ; les bons échouent presque toujours par des circonstances imprévues qui font souvent réussir les mauvais. 

Churchill

Napoléon de façon moins paradoxale ; formule améliorée par Balzac

Quand on n’est pas de gauche à vingt ans, c’est qu’on n’a pas de cœur, quand on l’est encore à trente c’est qu’on n’a pas de tête.

Churchill, Clemenceau, Guizot, Disraëli, G.B. Shaw

Première attestation due à Anselme Batbie (1828-1887), qui curieusement l’attribue à Edmund Burke, chez qui on ne trouve rien de semblable.

L’arbre est deux fois plus utile que les fruits.

Cicéron

Virgile (avec un sens différent)

Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour.

Jean Cocteau

Pierre Reverdy

Je me suis souvent repenti d'avoir parlé, jamais de m'être tu.

Xénocrate (396-315 av. J.C.), saint Arsène de Scété (350-445), Philippe de Commynes

Simonide de Céos (556-467 avant J.C.)

 

 

Longtemps encore l'humanité aura besoin qu'on lui fasse du bien malgré elle. Gouverner pour le progrès, c'est gouverner de droit divin.

Benjamin Constant

Ernest Renan

On ne détruit bien que ce qu’on remplace.

(Enquête fouillée à paraître)

Danton, Napoléon III, Auguste Comte

Napoléon

(attribution non prouvée mais probable)

L’humour est la politesse du désespoir. 

Georges Duhamel, Boris Vian, Oscar Wilde, Pierre Desproges.

Chris Marker

Il y a des services si grands qu'on ne peut les payer que par l'ingratitude. 

Alexandre Dumas, Mme de Sévigné

Chateaubriand

On tombe toujours du côté où l'on penche.

Alexandre Dumas

Guizot

Quand tu souffriras beaucoup, regarde ta douleur en face : elle te consolera elle-même et t'apprendra quelque chose.

Alexandre Dumas

Alexandre Dumas fils

L’Écriture affirme que la femme est la dernière chose que Dieu ait faite ; il a dû la faire le samedi soir ; on sent la fatigue. 

Alexandre Dumas fils

Un ami d’Alexandre Dumas fils, non nommé par celui-ci.

Deux choses sont infinies : l’univers et la bêtise humaine. Mais pour l’univers, je n’en suis pas tout à fait sûr.

Einstein, Ernest Renan

Flaubert, sous une forme légèrement différente (et sans la seconde phrase).

Dieu est du côté des gros bataillons.

Frédéric II de Prusse, Voltaire, Napoléon

Bussy-Rabutin

Je mettrai l’orthographe même sous la main du bourreau. 

Théophile Gautier

Baudelaire (attribution improuvable mais très probable)

Il n'y a qu'une date pour les femmes, et à laquelle elles devraient mourir, c'est quand elles ne sont plus aimées. 

Delphine de Girardin, Sophie Gay

Mme de Suchtelen

Il me semble que la bureaucratie ait, en France, pour unique fonction de ne rien faire et de tout empêcher. Si tel est en effet son rôle, il faut convenir qu'elle le remplit d'une façon irréprochable.

Delphine de Girardin

Émile de Girardin

Le mariage est un échange de mauvaises humeurs le jour et de mauvaises odeurs la nuit.

Sacha Guitry, Montherlant

Commerson (1802-1879) ; formule améliorée et répandue par Maupassant.

Il n’y a pas de héros pour son valet de chambre.

(Enquête fouillée à paraître)

Hegel, Goethe, Napoléon.

Montaigne pour l’idée ; Mme Cornuel (1605-1694) pour la forme.

La culture, c'est ce qui reste quand on a tout oublié. 

Édouard Herriot

Un philosophe japonais non identifié par Herriot.

 

[aux étudiants de mai 68 :] Rentrez chez vous : dans dix ans vous serez tous notaires ! 

Jouhandeau, Lacan, Dali

Ionesco

Vous ne m’aimez plus ; vous croyez plus ce que vous voyez que ce que je vous dis.

Ninon de Lenclos, Mlle Fontette de Sommery

Une femme non identifiée par Helvétius, premier publieur de la phrase.

Le roi de France ne venge pas les injures faites au duc d’Orléans.

Louis XII

Transposition d’un mot de l’empereur Hadrien.

L’empire russe est une monarchie absolue tempérée par l’assassinat.

(Enquête fouillée à paraître)

Joseph de Maistre, Pouchkine, Astolphe de Custine, Nicolas Tourgueniev, Fustel de Coulanges (à propos du régime mérovingien)

Mme de Staël est la première à avoir donné l’idée. Mais la formule fameuse se relève en 1830 chez Louis Pierre Édouard Bignon (1771-1841), 13 ans avant Custine où elle est aussi.

La fin justifie les moyens. 

Machiavel

Ovide

Ils n’ont pas de pain ? Qu’ils mangent de la brioche !

Marie-Antoinette

Une princesse non identifiée (anecdote racontée par J.-J. Rousseau vers 1767).

L’homme est comme le lapin, il s’attrape par les oreilles.

Mirabeau

La Bruyère (sous une forme un peu différente)

Les femmes acceptent aisément les idées nouvelles, car elles sont ignorantes ; elles les répandent facilement, parce qu'elles sont légères ; elles les soutiennent longtemps, parce qu'elles sont têtues. 

(Enquête fouillée à paraître)

Mirabeau, Joseph-Alexandre de Ségur

Abbé Honoré Tournely (1658-1729) en latin ; formule traduite en français et répandue par Diderot.

Je ne connais pas d’endroit où il se passe plus de choses que dans le monde.

 

Henri Monnier 

Auteur anonyme ; mot recueilli par Charles-Gabriel Potier dans son recueil de bons mots Potieriana (1814).

Philosopher c’est apprendre à mourir.

Montaigne

Paraphrase de Cicéron, qui lui-même paraphrase Platon.

Tous les jours vont à la mort : le dernier y arrive.

Montaigne

Sénèque

Le véritable exil n'est pas d'être arraché de son pays ; c'est d'y vivre et de n'y plus rien trouver de ce qui le faisait aimer.

 

Montalembert

Edgar Quinet

Qui me rend visite me fait honneur. Qui ne me rend pas visite me fait plaisir. 

Montherlant, Claudel, Antoine Louis, Julie de Lespinasse

Louis Morin (1635-1715)

La politique d’un État est dans sa géographie. 

Napoléon

Paul Deschanel (sous une forme légèrement différente)

On ne monte jamais si haut que quand on ne sait pas où on va.

Napoléon

Oliver Cromwell

Il faut qu'une constitution soit courte et obscure. 

Napoléon

Talleyrand

Je n'ai jamais permis les critiques. On demande à un médecin qu'il guérisse la fièvre et non qu'il fasse une satire contre elle.

Napoléon

Frédéric II de Prusse

L'ambition de dominer sur les esprits est la plus forte de toutes les passions.

Napoléon

Voltaire

Bien analysée, la liberté politique est une fable convenue, imaginée par les gouvernants pour endormir les gouvernés. 

Napoléon

Jean-Baptiste Delisle de Sales (1741-1816)

Le premier qui compara une femme à une rose était un poète, le second était un imbécile.  

 

(Enquête fouillée à paraître)

Gérard de Nerval, Voltaire, Paul Éluard, Guillaume Apollinaire

Pour l’idée : M.P.H. Durzy (1788-1822), en 1819, devançant Charles Pigault-Lebrun (1753-1835) en 1822. – Pour la forme : Arsène Houssaye en 1868.

La mélancolie est une maladie qui consiste à voir les choses comme elles sont.

Gérard de Nerval, d’Alembert, Alain Ferry

Nicolas-Hubert Mongault (1674-1746).

L'avenir est un fantôme aux mains vides qui promet tout et qui n'a rien.

Gérard de Nerval

Victor Hugo

Rien ne vaut rien ; Il ne se passe rien ; Et cependant tout arrive ; Mais cela est indifférent.

(Enquête fouillée à paraître)

Nietzsche

Théophile Gautier

Tel est le triste sort de tout livre prêté, souvent il est perdu, toujours il est gâté.

Charles Nodier

René-Charles Guilbert de Pixérécourt (1773-1844)

Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. 

Pascal

Montaigne (sous une forme légèrement différente)

Ma pièce est faite : je n’ai plus qu’à l’écrire. 

Racine

Ménandre

 

On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment.

(Enquête fouillée à paraître)

Cardinal de Retz, cardinal de Bernis, François Mitterrand

Un homme politique libanais de la 1ère moitié du XXe siècle, non identifié

Faire une loi et ne pas la faire exécuter, c'est autoriser la chose qu'on veut défendre. 

Cardinal de Retz

Richelieu

On compte ses ancêtres quand on ne compte plus. 

Cardinal de Retz

Chateaubriand

La politique est l’art de rendre possible ce qui est nécessaire.

Richelieu, Robert Buron, Jacques Chirac

Antonio Canovas del Castillo, homme politique espagnol (1828-1897).

Le roman est un miroir que l’on promène le long d’un chemin. 

Saint-Réal

Stendhal

Inutile de le nier : la femme n’est pas pareille à l’homme. 

Jean-Paul Sartre

Gina Lombroso (1872-1944)

L'Amour d'un sexe pour l'autre nous donne, pour ainsi dire, un autre amour de nous-mêmes ; il transporte notre amour-propre dans les autres. 

Senancour

Saint-Lambert

Le cœur n'a point de rides, il est toujours jeune. 

Mme de Sévigné

Victor Hugo

Je n’ai pas eu le temps de faire court. 

Mme de Sévigné, Racine, Voltaire

Pascal

 

Ce qui me dégoûte de l’Histoire, c’est de penser que ce que je vois aujourd’hui sera l’Histoire un jour. 

Mme de Sévigné

« Une femme de beaucoup d’esprit » selon J.-B. Suard (1732-1817) qui rapporte la phrase le premier. Peut-être Mme du Deffand ??

L'amour est un égoïsme à deux.

Mme de Staël

Antoine de La Salle (1754-1829)

En France, on ne permet qu'aux événements de voter. 

Mme de Staël

« Un homme d’esprit » non nommé par Mme de Staël.

Un homme doit savoir braver l'opinion ; une femme s'y soumettre. 

Mme de Staël

Suzanne Curchod, épouse Necker (sous une forme légèrement différente).

La mort d’un homme, c’est une tragédie. La mort d’un million d’hommes, c’est une statistique. 

Staline, Oscar Wilde

Jacques Bainville

Quand je me considère je me désole, quand je me compare je me console.

Talleyrand, Villiers de l’Isle-Adam

Paul-Joseph Barthez (1734-1806) pour  l’idée, vers 1775.  Le cardinal Jean-Sifrein Maury vers 1806 pour la formule ramassée : « Je vaux très peu quand je me considère, beaucoup, quand je me compare ».

La parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée.

Talleyrand, Malagrida, Stendhal

Charles-Jean Harel (1790-1846), radicalisant une idée qu’on trouve de façon partielle chez Fléchier et chez Voltaire, ainsi que chez plusieurs Anglais dont Edward Young.

Sire, c’est plus qu’un crime, c’est une faute. 

Talleyrand, Fouché

Boulay de la Meurthe

De nos jours les peuples sont trop éclairés pour produire quelque chose de grand

Tolstoï

Napoléon

La mort n’est pas une excuse.

(Enquête fouillée à paraître)

Jules Vallès

Probablement Auguste Vermorel (1841-1871).

On ne peut pas juger quelqu'un à ses fréquentations ; Judas, par exemple avait des amis irréprochables[1].

Verlaine, Hemingway, Oscar Wilde, Baudelaire, Tristan Bernard

Georges Elgozy en 1967, sous une forme différente

Dieu montre le peu de cas qu'il fait de l'argent par la qualité de ceux à qui il le donne.

Villiers de l’Isle-Adam,Lamennais,  La Bruyère, Alexandre Dumas fils

Sénèque

L'homme qui t'insulte n'insulte que l'idée qu'il a de toi – c'est-à-dire lui-même. 

Villiers de l’Isle-Adam

La Bruyère (sous une forme différente et moins vigoureuse)

La nouvelle génération est épouvantable… j’aimerais tellement en faire partie !

Oscar Wilde

Georges Feydeau

Il faut viser la lune car même en cas d'échec on atterrit dans les étoiles.

(Aim for the Moon. If you miss, you may hit a Star.)

Oscar Wilde

Création états-unienne collective, par transformations successives depuis le milieu du XIXe. Le jalon central appartiendrait à Phileas Barnum avant 1891. La forme actuelle est due à W. Clement Stone en 1996, mais des formes presque identiques apparaissaient depuis longtemps, en particulier dans une interviou de Jane Russel en 1941.

 



[1] J’ai un léger doute pour celle-ci : elle ne se trouve pas dans l’œuvre de Verlaine, mais je n’exclus pas qu’elle puisse se trouver dans sa correspondance, ou plus encore dans le récit d’un témoin qui aurait rapporté cette boutade orale. Cependant la plus vieille attribution à Verlaine que j’aie trouvée ne date que de 1974. L’attribution à Hemingway, quoique répandue ici, semble très rare dans le monde anglo-saxon, ce qui me permet de ne pas lui accorder une grande considération.

LÉGÈRETÉ DE L’ANTI-ZEMMOURISME

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                Le directeur du Point, Franz-Olivier Giesbert, ne pouvait manquer de joindre sa voix à ce concert. Ce journaliste, qui eut un peu de talent jadis, à l’époque où il portait une cravate, est devenu depuis un certain temps le pur et simple porte-voix de la pensée unique libérale, obsédée par la liquidation de tous les « archaïsmes » qui freinent la dissolution de la France dans le néo-capitalisme mondial. Simple relai de ses patrons au profit desquels il prêche chaque semaine le catéchisme de l’oligarchie, ne déversant plus qu’une insipide eau-de-vaisselle à longueur d’éditoriaux, affectant un parler et une mise vestimentaire relâchés pour faire moderne, il a perdu toute vigueur, toute originalité, toute pertinence.
                Son texte contre Zemmour (éditorial du Point, 13 novembre 2015) est un bon exemple de ce vide dans lequel il se complaît. Aucune véritable argumentation, mais juste la pose d’étiquettes infâmantes, comme si celà suffisait à réfuter l’adversaire : Zemmour est fils de Maurras, c’est un disciple de Barrès, il est proche à la fois de l’extrême-droite (« en communauté de pensée totale avec Marine Le Pen ») et de l’extrême-gauche (« il y a en lui quelque chose d'Olivier Besancenot ou de Nathalie Arthaud »), il incarne « un courant ultraconservateur », il est « rongé par le nationalisme, avatar de l'égoïsme », un « nationalisme fébrile et transi, j'allais dire morbide ». Inutile d’en dire plus : ces termes invalident à eux seuls tout ce à quoi on les applique. Zemmour n’est pas seulement un salaud, c’est aussi un malade ! F.-O. Giesbert juge indigne de lui de condescendre à contre-argumenter, préférant récuser en bloc le pavé de son adversaire : « On passera sur les abondantes contrevérités du Suicide français ». Quelles contrevérités, on n’en saura rien. Pour toute réfutation, le journaliste se contente de renvoyer au livre de Joseph Macé-Scaron (le plagiaire en série) qui vient de paraître : La Panique identitaire (Grasset). Coup double : il s’épargne la fatigue d’avoir à discuter le livre de Zemmour, tout en passant de la rhubarbe à un distingué confrère qui saura bien lui renvoyer le séné à l’occasion. Les médiacrates vivent entre eux et ne discutent qu’entre eux.
                Au passage, Giesbert reproche à Zemmour de ne jamais donner aucun chiffre pour soutenir ses démonstrations et de ne pas chercher à prouver ses dires : « ce serait une perte de temps ». Cette accusation lui revient dans la figure comme un boumerangue, car lui-même fait fi de toute rigueur intellectuelle. La moindre des choses, quand on torche un article aussi expéditif, c’est de ne pas l’alourdir par une citation imaginaire. C’est pourtant ce que fait Giesbert, toute honte bue. Vérifier une citation, faire preuve d’acribie à défaut de style ? Pensez-donc, ce serait une perte de temps !... Dommage, celà lui aurait évité une jolie boulette.
                Pour établir un lien entre Zemmour et Barrès, Giesbert affirme en effet que celui-ci « disait en pleine affaire Dreyfus : "L'âme française, l'intégrité française est aujourd'hui insultée et compromise au profit d'étrangers, par l'infâme machination d'autres étrangers, grâce à la complicité de demi-intellectuels, dénationalisés par une demi-culture." ».
                Raté, M. Giesbert, Maurice Barrès n’a jamais écrit celà !
              Cette phrase est tirée d’une lettre ouverte de Lucien Herr à Maurice Barrès, parue dans La Revue blanche du 15 février 1898 (tome XV, p. 242). Elle a été reprise dans un volume anthologique d’articles de Lucien Herr : Choix d’écrits I. Politique, Rieder, 1932, page 43. C’est un texte important, qui fait date dans l’histoire intellectuelle car il concrétisa la rupture entre Barrès, devenu un des hérauts du camp antidreyfusard, et ses jeunes admirateurs de gauche (au premier rang desquels Léon Blum). Aussi cette phrase, par laquelle le bibliothécaire de l’École Normale résume la pensée de Barrès pour mieux s’y opposer, a-t-elle frappé nombre d’esprits qui se sont penchés sur cet épisode.
                On la trouve par exemple citée dans la préface que Guy Dupré a donnée aux lettres de Maurice Barrès et Charles Maurras : La République ou le Roi. Correspondance inédite 1888-1923, Plon, 1970, pages XVII-XVIII. Dupré, bien sûr, n’isole pas la phrase comme Giesbert. Il cite aussi des phrases qui précèdent, quoique de manière peu rigoureuse (coupes invisibles, ponctuation non respectée, mots changés) : « C’est [petite coupe non signalée] pour des motifs sérieusement réfléchis que je viens vous dire : ne comptez plus sur l’adhésion des [Herr : de] cœurs qui vous ont été indulgents dans vos moins tolérables fantaisies [trois gros paragraphes sautés]. Votre idée – et c’est je crois toute votre opinion dans l’affaire qui obsède, par le monde entier, les hommes qui ont à quelque degré le souci de la justice – c’est que l’âme française [etc] », ainsi que des phrases qui suivent : « Vous êtes trop intelligent [Herr : sage] pour être dupe tout à fait de cette idée [Herr : dupe tout à fait], mais, il n’y a pas à dire, vous êtes dupe jusqu’à un certain point », etc. Un recopiage très approximatif, comme le montrent mes rectifications entre crochets (et encore ai-je laissé la ponctuation refaite par Dupré), mais au moins n’attribue-t-il pas à Barrès ce qui revient à Herr [1] ! — Serge Berstein, dans sa biographie de Léon Blum (Fayard, 2006), consacre près de deux pages à la rupture entre Barrès et l’équipe de La Revue blanche. S’attardant longuement sur le texte de Lucien Herr, il cite lui aussi la phrase qui a marqué Giesbert (1ère partie, chapitre II, section 5, p. 57-58), en allongeant la citation par la phrase immédiatement postérieure. Naturellement, il indique où ce texte est paru, et n’attribue pas le résumé polémique de Herr à Barrès lui-même.
             Giesbert aurait-il mal lu le texte de Lucien Herr ? Allons donc ! Un homme aussi léger a mieux à faire que de se documenter sérieusement. Bien plutôt a-t-il servilement recopié cette fausse citation dans un ouvrage de seconde main qui a commis le premier l’erreur d’attribution. Il y a des chances que ce soit dans un de ces livres oiseux dont le plagiaire récidiviste Alain Minc envahit régulièrement les étals des librairies (et sans doute les usines de pilonnage de livres invendus, car qui peut bien acheter un livre d’Alain Minc ?). éric zemmour,le suicide français,franz-olivier giesbert,maurice barrès,charles maurras,lucien herr,guy dupré,serge berstein,léon blum,la revue blanche,affaire dreyfus,alain minc,michel winock,le siècle des intellectuels,une histoire politique des intellectuels,la république ou le roi,dis-moi qui tu hantes,étrangers,nationalisme,plagiat,fausse citation,légèreté,bhlCe parangon de la pensée unique, refaisant ce que Bernard-Henri Lévy avait déjà fait avant lui (Les Aventures de la liberté. Une histoire subjective des intellectuels, Grasset, 1991) a en effet signé chez Grasset en 2010 Une histoire politique des intellectuels : l’article indéfini du titre, à lui seul, dit l’imprégnation de M. Minc par la langue donc la pensée anglo-saxonnes. Saluons la probité et la dextérité d’un auteur capable d’annoncer d’où il parle dès le tout premier mot du titre ! Au chapitre 23 de cette compilation sans intérêt, le conseiller des grands patrons de la finance et de la politique commet la même erreur que Giesbert : « Comme s’ils avaient longtemps été tus, les mots les plus violents apparaissent sous la plume de Barrès : » écrit-il avant de citer la même phrase que le directeur du Point. Des mots qui apparaissent sous la plume d’untel : très jolie façon d’introduire une citation apocryphe qu’untel n’a jamais écrite ! Et aussitôt après Minc, ou son nègre, montre qu’il n’est pas loin de la bonne source : « C’est à Lucien Herr qu’il revient d’acter le divorce [acter le divorce, mondieu, quel style…]. Il ne laisse aucune place à une hypothétique réconciliation : », puis une citation de l’article susmentionné de Herr.
           Cependant, quand on connaît Alain Minc, on se doute bien qu’il n’a effectué aucune recherche personnelle pour nourrir son livre. Et son nègre (pardon : son « documentaliste ») a dû lui aussi s’abstenir de toute plongée dans les sources primaires. Quel est l’ouvrage que le nègre a éhontément démarqué ? Il n’est pas difficile de le trouver : il s’agit du Siècle des intellectuels de Michel Winock (Seuil, 1997). Winock est un historien plutôt sérieux et estimable, mais il faut bien reconnaître que la plupart de ses livres, qui sont des synthèses, des compilations, des recueils d’articles, auront peu apporté à l’historiographie contemporaine. Le Siècle des intellectuels, en particulier, est un ouvrage médiocre et inutile : cet épais volume n’est qu’une chronique qui raconte sans originalité, par chapitres séparés qui se veulent autant de flaches sur un homme ou un évènement, l’histoire des intellectuels français. Winock n’exploite pas d’archives inédites et n’avance pas d’idée originale, il ne fait que mettre en récit discontinu ce qu’on savait déjà. En somme, il ne fait pas d’histoire, il fait du journalisme. Sur le même sujet, mieux vaut lire le livre de Pascal Ory et Jean-François Sirinelli : Les Intellectuels en France, de l’affaire Dreyfus à nos jours, Armand Colin, 1986, qui offre une approche plus universitaire.  éric zemmour,le suicide français,franz-olivier giesbert,maurice barrès,charles maurras,lucien herr,guy dupré,serge berstein,léon blum,la revue blanche,affaire dreyfus,alain minc,michel winock,le siècle des intellectuels,une histoire politique des intellectuels,la république ou le roi,dis-moi qui tu hantes,étrangers,nationalisme,plagiat,fausse citation,légèreté,bhl
            Mais si Winock fait du journalisme, au moins devrait-on le créditer de le faire en historien, c’est-à-dire avec plus de sérieux que B.-H.L et Alain Minc. Hélas ! C’est avec tristesse que je prends Winock en flagrant délit d’emmêlage de fiches. Le premier chapitre de la première partie, « La visite à Barrès », est centré sur la rupture entre Blum (représentant des jeunes dreyfusards) et Barrès. Winock consacre une page (la p. 18 de la réédition en Points-Histoire, n°H364, 2006) à la diatribe de Lucien Herr. Et il a le malheur d’écrire : « Herr reproche à Barrès de se soucier comme d’une guigne de Dreyfus. Coupable ou innocent, la question n’a en effet pas d’intérêt aux yeux de Barrès qui proclame "que l’âme française [etc]" ». On peut supposer que l’historien avait recopié la phrase sur une fiche relevant les points-clefs du texte de Herr et que, reprenant sa fiche quelques années plus tard, il la lut en croyant que c’était une citation de Barrès faite par Herr, ce pourquoi il a pu écrire de bonne foi que c’est Barrès qui proclamait celà. Et les lecteurs qui lui font confiance reprennent la phrase sans se poser de question. Ah là là ! On ne vérifie jamais assez ses citations.
             En tout cas, il ne fait aucun doute que c'est bien ce livre de Winock que Minc, ou son nègre, a démarqué. Comme je l’ai dit plus haut, Minc enchaîne la fausse citation de Barrès avec une vraie citation de Herr, bien donnée pour telle. Or Winock donne aussi cette même citation à la fin de son paragraphe ! Au paragraphe suivant, Minc ajoute une citation antisémite de Barrès. Comme par hasard, cette citation se trouve aussi dans le livre de Winock, au chapitre 4 (p. 46). En doutiez-vous ? Moi pas. Il serait amusant de lire le livre de Minc en parallèle avec celui de Winock : trouverait-on chez Minc beaucoup de citations que Winock n’a pas produites avant lui ? Y aurait-il matière à un troisième procès ? [2] Je laisse celà à d’autres.
              Quant à Giesbert, qu’il ait emprunté sa fausse citation à Minc ou directement à Winock importe peu. Le fait est qu’il ne l’a pas vérifiée lui-même. Il a beau jeu de critiquer Zemmour sur sa légèreté alors qu’il n’est même pas capable de placer une citation authentique dans un article rapide et superficiel. A-t-il vraiment lu le livre de Zemmour, au fait, ou s’est-il contenté des comptes-rendus hostiles de ses confrères, de même qu’il a lu Barrès à travers les résumés fautifs de Minc ou Winock ?

 


[1] Cette préface a été reprise dans Dis-moi qui tu hantes, Rocher, 2002, p. 169-224, sous le titre « La feue France ». La citation de L. Herr se trouve p. 181.

[2] Alain Minc a déjà été condamné deux fois pour plagiat. Son livre Spinoza, un roman juif (Gallimard, 1999) démarque servilement Spinoza, le masque de la sagesse de Patrick Rödel (Climats, 1997) ; sa biographie croisée L’Homme aux deux visages. Jean Moulin, René Bousquet, itinéraires croisés (Grasset, 2013) contrefait officiellement quarante-sept passages du René Bousquet de Pascale Froment (Stock, 1994 ; Fayard, 2001), laquelle avait relevé plus de trois-cents emprunts. Faut-il qu’il soit puissant pour trouver encore des éditeurs qui publient ses médiocres opuscules, et des médias pour en faire la réclame !

ATTENTION AUX CITATIONS DÉFORMÉES ! : synthèse de mes recherches

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               J’ai déjà publié en 2014 un tableau récapitulatif de citations couramment mal attribuées. Voici en quelque sorte le complément : le tableau récapitulatif d’une petite centaine de citations couramment répandues sous une forme inexacte. J’indique à chaque fois l’emplacement de la vraie citation, mais de façon sommaire, ce tableau ne se voulant, comme l’autre, qu’une synthèse de mes recherches. J’ai sous le coude, pour chacune, une référence plus précise, avec numéro de page, etc.
            On constatera que certaines citations se retrouvent dans les deux tableaux. Il ne faut pas s'en étonner : à partir du moment où il s’est trouvé des gens assez désinvoltes pour attribuer à X une phrase de Y, il est normal qu’ils ne se soient pas non plus embarrassés du scrupule de la recopier littéralement.
            Dans certains cas, la citation authentique est très éloignée de la citation répandue (notamment la deuxième de Hugo, celle de Pascal, celle de Paulhan, la première de Platon). C’est pourtant ce que j’ai trouvé de mieux. Il faut en déduire que si une citation authentique et beaucoup plus proche de celle répandue existe, elle est tellement difficile à trouver qu’elle a échappé à mes recherches, bien que je commence à être un peu aguerri dans cet exercice.
             Il y a un cas de figure où la déformation est très compréhensible : c’est quand une phrase narrative, exprimant l’action ponctuelle d’un personnage, a été transformée en maxime, c’est-à-dire en formule universellement valable (les deux de Balzac, la première de Malraux, celle de Zola, etc). C’est une trahison, car l’auteur n’avait pas conçu ainsi sa phrase et n’entendait nullement généraliser un constat individuel. Mais du coup c’est une sorte de création seconde : une observation des mœurs humaines a été ajoutée au patrimoine de l’humanité.
              On sera peut-être aussi, comme moi, frappé par le constat que la version populaire est souvent meilleure que la formule authentique : plus ramassée, plus percutante, comme si, en passant de bouche en bouche, elle s’était dépouillée de ce qui l’alourdissait pour se resserrer autour de son idée essentielle. Celà doit nous amener à ne pas nous laisser obnubiler par la maniaquerie de l’authenticité, aussi légitime et salubre soit-elle. C’est un irréfragable devoir moral et intellectuel de n’attribuer à quiconque rien d’autre que ce qu’il a exactement et littéralement dit. Mais les belles infidèles existent, et on a le droit aussi d’aimer telle ou telle formule remarquable pour elle-même, dès lors qu’on sait que celui qui en est à l’origine avait, dommage pour lui, énoncé autre chose. « Le moyen infaillible de rajeunir une citation est de la faire exacte », aurait dit Émile Faguet [1] : eh bien non, pas toujours, car la patine des générations a pu lustrer une citation et nous la rendre plus brillante, voire plus éclatante. Dailleurs, Faguet a-t-il vraiment dit « rajeunir » ? Cette phrase orale nous est connue par un de ses amis qui l’a citée quinze ans après sa mort. N’était-ce pas, plus banalement, « améliorer » ou « redécouvrir » ? Qui sait si cette citation qui prône l’exactitude n’a pas gagné à devenir inexacte ?

 

Version répandue

Auteur

Source

Version authentique

L'insouciance est l'art de se balancer dans la vie comme sur une escarpolette, sans s'inquiéter du moment où la corde cassera.

Balzac

Les Employés

Cet artiste [=Jean-Jacques Bixiou], vraiment profond, mais par éclairs, se balançait dans la vie comme sur une escarpolette, sans s'inquiéter du moment où la corde casserait. 

Les hommes se prennent à la conversation d'une jolie femme comme des oiseaux à la glu. 

Balzac

Le Contrat de mariage

Les hommes se prenaient à sa conversation [=celle de Mme Évangélista] comme des oiseaux à la glu. 

Tout obtenir afin de tout mépriser. 

Maurice Barrès

François Mauriac, dans La Rencontre avec Barrès, résumant un passage de « La mort de Venise » (dans Amori et dolori sacrum)

Tout posséder pour obtenir le droit de tout mépriser. [Mauriac]

Ces quatre bayadères qui tournoient […] sont-ce des fantômes, une chimère de mon cœur, une pure idée métaphysique ? Je sais leurs noms. L’une murmure : « Tout désirer » ; l’autre réplique : « Tout mépriser » ; une troisième […] me dit : « Je fus offensée », mais la dernière signifie : « Vieillir ». [Barrès]

J'ai mis longtemps à devenir infaillible. 

[citation répandue par Philippe Sollers]

Baudelaire

Lettre à Louis Martinet, juillet 1861

J’ai pris l’habitude, depuis mon enfance, de me considérer comme infaillible.

Ne pas revenir sur le passé, c'est la meilleure façon que le passé revienne sur vous.

Georges Bernanos

Le Chemin de la Croix-des-Âmes, III

On vous affirme maintenant, on vous répétera plus tard, qu’il ne faut pas revenir sur le passé. Ce n’est pas nous qui revenons sur le passé, c’est le passé qui menace de revenir sur nous. 

Le polémiste est admirable à vingt ans, supportable à trente ans, ennuyeux jusqu’à cinquante ans, et obscène au-delà. 

Georges Bernanos

Journal de la guerre d'Espagne

Passé la quarantaine, un polémiste n'est pas grand-chose. Mais un polémiste septuagénaire me parait aussi répugnant qu'un septuagénaire amoureux.

L'homme libre est celui qui n'a pas peur d'aller jusqu'au bout de sa pensée.

Léon Blum

Jules Renard, Journal, 31 janvier 1901

« L'homme libre est celui qui ne craint pas d'aller jusqu'au bout de sa raison. »

Dieu se rit de ceux qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. 

Bossuet

Histoire des variations des églises protestantes, livre IV, § 2

Mais Dieu se rit des prières qu'on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s'oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je ? quand on l'approuve et qu'on y souscrit, quoique ce soit avec répugnance.

La femme est le produit d'un os surnuméraire. 

Bossuet

Élévations sur les mystères, V, 2

Les femmes n'ont qu'à se souvenir de leur origine, et sans trop vanter leur délicatesse, songer après tout qu'elles viennent d'un os surnuméraire où il n'y avait de beauté que celle que Dieu y voulut mettre. 

Le bonheur est composé de tant de pièces qu'il en manque toujours. 

Bossuet

Premier sermon pour le troisième dimanche de carême : « Sur l’enfant prodigue ou l’amour des plaisirs », 1662

La félicité des hommes du monde est composée de tant de pièces, qu'il y en a toujours quelqu'une qui manque ; et la douleur a trop d'empire dans la vie humaine pour nous laisser jouir longtemps de quelque repos.

Le génie est une longue patience.

Buffon

Hérault de Séchelles, Voyage à Montbard

« Le génie n'est qu'une plus grande aptitude à la patience. »

Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde. 

Albert Camus 

(paraphrasant Brice Parain qui explique Platon)

« Sur une philosophie de l’expression », article paru dans Poésie 1944

Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur de ce monde. 

On trouve rarement le bonheur en soi, jamais ailleurs. 

[Cette citation modifiée semble due à Jean Dutourd]

Chamfort

Produits de la civilisation perfectionnée, éd. G.-F., maxime n°1095

Le bonheur, disait M…, n’est pas chose aisée. Il est très difficile de le trouver en nous, et impossible de le trouver ailleurs. [2]

Les passionnés ont vécu, les raisonnables ont duré. 

[Cette citation modifiée semble due à de Gaulle]

Chamfort

Produits de la civilisation perfectionnée, éd. G.-F., maxime n°118

Les passions font vivre l’homme, la sagesse le fait seulement durer. 

L'amour n'est que l'échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes. 

Chamfort

Produits de la civilisation perfectionnée, éd. G.-F., maxime n°359

L'amour, tel qu'il existe dans la société, n'est que l'échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes. 

Il faut être économe de son mépris, compte tenu du grand nombre de nécessiteux. 

Chateaubriand

Mémoiresd’outre-tombe, XXII, 16

Il y a des temps où l’on ne doit dépenser le mépris qu’avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux.

On compte ses ancêtres quand on ne compte plus. 

Chateaubriand

Vie de Rancé, II

Insipidité du temps : on compte ses aïeux lorsqu'on ne compte plus. 

Les institutions passent par trois périodes : celle des services, celle des privilèges, celle des abus. 

Chateaubriand

Mémoires d’outre-tombe, I, 1 

L'aristocratie a trois âges successifs : l'âge des supériorités, l'âge des privilèges, l'âge des vanités ; sortie du premier, elle dégénère dans le second et s'éteint dans le dernier. 

Le monde est rempli d'idées chrétiennes devenues folles. 

G.K. Chesterton

Orthodoxie, III

Le monde moderne est plein de vieilles vertus chrétiennes devenues folles.

Depuis que les hommes ne croient plus en Dieu, ce n'est pas qu'ils ne croient plus en rien, c'est qu'ils sont prêts à croire en tout. 

G.K. Chesterton

« L’oracle du chien », nouvelle incluse dans le recueil L’Incrédulité du père Brown

Le Père Brown : « C’est le premier effet de ne pas croire en Dieu : vous perdez votre sens commun et ne pouvez plus voir les choses comme elles sont. »[3]

Un journaliste : « Vous n’aimez pas cette œuvre ? Pourtant, le public l’adore. » — Jean Cocteau : « Il est bien le seul ! »

Jean Cocteau

Le film Orphée (1950)

Orphée (joué par Jean Marais) : « Le public m’aime ». — Un homme : « Il est bien le seul. » [4]

Un homme doit savoir braver l'opinion ; une femme s'y soumettre. [5]

Suzanne Curchod-Necker

Commencement d’un éloge de Mme de Sévigné,  dans Mélanges extraits des manuscrits de Mme Necker, tome III

Enfin l’homme qui sait braver l’opinion, et la femme qui s’y soumet et même s’y sacrifie, montrent également la noble fierté de leur caractère. 

En amour, il y en a toujours un qui souffre et l’autre qui s’ennuie. 

Maurice Donnay

L’Affranchie, I, 5

Antonia : « Dire qu’il y en a toujours un qui aime davantage… et c’est celui-là qui souffre. »  — Roger : « Mais c’est l’autre qui s’ennuie. »

Exiger de la nature de ne pas être ingrate, c'est demander aux loups d'être herbivores. 

Alexandre Dumas

Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires, XXII

« Exiger qu’une nation ne soit pas ingrate, c'est demander aux loups d'être herbivores. »

Celui qui cesse un seul jour d’injurier les femmes est un pauvre homme qui mérite le nom de sot.

Euripide

Hippolyte, second épisode, vers 664-666

Hippolyte : « Soyez maudites. Jamais je ne pourrai rassasier ma haine contre les femmes, dût-on m’accuser de la ressasser : c’est aussi qu’elles ne cessent de faire le mal. »

De mémoire de rose, on n’a jamais vu mourir un jardinier.

Fontenelle

Entretiens sur la pluralité des mondes, V

[Les roses] diraient : « Nous avons toujours vu le même jardinier, de mémoire de rose on n’a vu que lui, il a toujours été fait comme il est, assurément il ne meurt point comme nous, il ne change seulement pas ».

La tête chez les femmes n’est pas un organe essentiel. 

Anatole France

Jean-Jacques Brousson, Anatole France en pantoufles

« Vous me direz que la tête n’est point l’organe essentiel d’une femme. »

L’homme a créé Dieu : l’inverse reste à prouver.

Serge Gainsbourg

« Negusa Nagast », sur l’albumMauvaises nouvelles des étoiles

L'homme a créé des dieux l'inverse tu rigoles / Croire c'est aussi fumeux que la ganja / Tire sur ton joint pauvre rasta / Et inhale tes paraboles

Les bons sentiments ne font pas la bonne littérature. 

André Gide

Dostoïevski, VI

C’est avec les beaux sentiments que l’on fait de la mauvaise littérature, et il n’est point de véritable œuvre d’art où n’entre la collaboration du démon. [6]

Choisir, c'est se priver du reste. 

André Gide

Les Nourritures terrestres, IV, 1

Ménalque : « La nécessité de l'option me fut toujours intolérable ; choisir m'apparaissait non tant élire, que repousser ce que je n'élisais pas. […] Choisir, c’était renoncer pour toujours, pour jamais, à tout le reste et la quantité nombreuse de ce reste demeurait préférable à n’importe quelle unité. » 

Les peuples heureux n'ont pas d'histoire. 

G.W.F. Hegel

Leçons sur la philosophie de l’Histoire, introduction

L'Histoire n'est pas le lieu de la félicité. Les périodes de bonheur y sont des pages blanches. 

Persévérer, secret de tous les triomphes. 

Victor Hugo

L’Homme qui rit, I, III, 1

Il avait glissé, grimpé, roulé, cherché, marché, persévéré, voilà tout. Secret de tous les triomphes. 

La nation, c'est un passé pour se tourner vers l'avenir. 

[citation produite par Éric Besson]

Victor Hugo

Le Rhin, conclusion

La France modifie et corrige l'arbre, et sur un passé qu'elle subit, greffe un avenir qu'elle choisit.

Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage. 

Jean Jaurès

Discours à la Chambre des députés, 7 mars 1895

Toujours votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand est à l’état d’apparent repos, porte en elle la guerre, comme une nuée dormante porte l’orage. 

Le soir de la vie apporte avec soi la lampe. 

Joseph Joubert

Carnets, 28 janvier 1808

Le soir de la vie apporte avec soi ses lumières et sa lampe pour ainsi dire. 

Les opinions sont comme les modes, belles quand on les prend, laides quand on les quitte. 

Théodore Jouffroy

Mélanges philosophiques, I, 2

Est-ce à dire que rien n’est absolument vrai ni absolument faux, que les opinions sont comme les modes, belles quand on les prend, laides quand on les quitte ? Nous sommes loin de le penser. 

Si vous voulez dire qu’il pleut, dites : il pleut. 

 

[en tant que précepte de rhétorique]

La Bruyère

Les Caractères, V, 7

« Que dites-vous ? Comment ? Je n’y suis pas ; vous plairait-il de recommencer ? J’y suis encore moins. Je devine enfin : vous voulez, Acis, me dire qu’il fait froid ; que ne disiez-vous : "Il fait froid" ? Vous voulez m’apprendre qu’il pleut ou qu’il neige ; dites : "Il pleut, il neige". Vous me trouvez bon visage, et vous désirez de m’en féliciter ; dites : "Je vous trouve bon visage". »

L’amour consiste à donner ce qu’on ne possède pas à quelqu’un qui n’en a pas besoin. 

Jacques Lacan

Séminaire, XII, 12 (17 mars 1965)

L’amour consiste à donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas.

Toutes les femmes écrivent. On ne trouve même plus de femme de ménage.

Paul Léautaud

Théâtre de Maurice Boissard, XXXVII, 1ermars 1912

Il n'y a même plus moyen de trouver de femmes de ménage : elles écrivent toutes.

L'Histoire est une conspiration permanente contre la vérité. 

Joseph de Maistre

Du Pape, II, 12

Depuis trois siècles, l’histoire entière semble n’être qu’une grande conjuration contre la vérité.

En dehors de l’Église, l’Évangile est un poison. 

Joseph de Maistre

Les Soirées de Saint-Pétersbourg, XI

Le comte : « Lue sans notes et sans explication, l'Écriture sainte est un poison. »

Les idées ne sont pas faites pour être pensées mais vécues.

André Malraux

La Condition humaine, I

Ici Gisors retrouvait son fils […] à qui l’éducation japonaise […] avait imposé aussi la conviction que les idées ne devaient pas être pensées, mais vécues. 

Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas. 

André Malraux

Témoignage formel d’André Frossard

Témoignage formel de Brian Thompson [7]

« Le XXIe siècle sera mystique ou ne sera pas. » [en mai 68 à A.Frossard]

« Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas. » [en 1972 à B. Thompson]

L'homme est comme le lapin, il s'attrape par les oreilles

Mirabeau

Étienne Dumont, Souvenirs sur Mirabeau

« Ce sont deux drôles d'animaux bien bêtes que l'homme et le lapin une fois qu'ils sont pris par les oreilles. »

Cachez ce sein que je ne saurais voir. 

Molière

Tartuffe, III, 2

Tartuffe : « Couvrez ce sein que je ne saurais voir. »

Les femmes n'iront pas au Paradis, car il est dit dans un verset de l'Apocalypse : « Et il se fera au ciel un silence d'une demi-heure ! »

Montherlant

Textes sous une occupation, « La déesse Cypris »

Un musulman me donnait pour preuve de l’absence des femmes au paradis ce verset de l’Apocalypse : « Et il se fit dans le ciel un silence d’une demi-heure. »

Partir est le rêve de tout bon projectile. 

Paul Morand

Le Voyage

Partir ! ce rêve des bons projectiles. 

Un trône n’est qu’une planche garnie de velours. 

Napoléon

Discours au Corps législatif, 1er janvier 1814 

« Qu’est-ce que le trône au reste ? quatre morceaux de bois doré, revêtus d’un morceau de velours ? Le trône est dans la nation, et l’on ne peut me séparer d’elle sans lui nuire. »

Il n'y a que deux espèces de plans de campagne, les bons et les mauvais ; les bons échouent presque toujours par des circonstances imprévues qui font souvent réussir les mauvais.

[Cette citation modifiée est due à Balzac] 

Napoléon

Napoléon, Mémoires dictés à Montholon, Notes sur les Considérations sur l’art de la guerre de Rogniat, XVIII, 37

Il y a deux espèces de plans de campagne : les bons et les mauvais ; quelquefois les bons échouent par des circonstances fortuites, quelquefois les mauvais réussissent par un caprice de la fortune. 

La supériorité de Mahomet est d’avoir fondé une religion en se passant de l’enfer. 

Napoléon

Mémorial de Sainte-Hélène, 3 octobre 1816

[Notre religion] « est toute spirituelle, et celle de Mahomet toute sensuelle ; les châtiments dominent chez nous : c’est l’enfer et ses supplices éternels, tandis que ce n’est que récompenses chez les Musulmans : les houris aux yeux bleus, les bocages riants, les fleuves de lait ; on pourrait dire que l’une est une menace, elle se présente comme la religion de la crainte ; l’autre, au contraire, est une promesse, et devient la religion des attraits, etc. » [8]

Il existe deux leviers pour faire bouger un homme, la peur et l'intérêt personnel. 

Napoléon

Bourrienne, Mémoires, tome III

« Il y a deux leviers pour remuer les hommes : la crainte et l'intérêt. »

Tout homme qui possède trente millions et qui n'y tient pas est dangereux pour un gouvernement.

[Cette citation modifiée est due à Balzac] 

Napoléon

Ouvrard, Mémoires, tome I

« Un homme qui a trente millions, et qui n'y tient pas, est trop dangereux pour ma position. »

Les hommes savent gré de les étonner, tandis que le bonheur semble leur être dû. 

[Cette sentence est issue de la transformation d’un texte apocryphe par Balzac, qui a réalisé ainsi un apocryphe au carré !]

[attribué à Napoléon]

Manuscrit venu de Sainte-Hélène

(livre apocryphe dû probablement à Frédéric Lullin de Châteauvieux)

Je savais cependant qu'il fallait fixer l'attention pour rester en vue, qu'il fallait tenter pour cela des choses extraordinaires : parce que les hommes savent gré de les étonner. 

La neutralité consiste à avoir même poids et même mesure pour chacun ; en politique elle est un non-sens ; on a toujours intérêt au triomphe de quelqu'un. 

Napoléon

Napoléon, Mémoires dictés à Montholon, Campagne d’Italie, XIX (Venise), 3

La neutralité consiste à avoir même poids et même mesure pour chacun.

[La suite a été rajoutée par Balzac]

Quand on voit le nom d’une femme sur la couverture d’un livre, on se dit : encore une ménagère qui s’est trompée de vocation ! 

Nietzsche

Fragments posthumes, 1885

On ouvre un livre de femme – et bientôt on se dit : « encore une cuisinière égarée ! » 

Une femme qui voterait les lois, discuterait le budget, administrerait les deniers publics, ne pourrait être autre chose qu'un homme.

Charles Nodier

« La femme libre, ou de l’émancipation des femmes », article dans L'Europe littéraire, 1833

J’imagine en effet qu’une femme qui voterait les lois, qui discuterait le budget, qui administrerait les deniers publics, et qui jugerait les procès, serait tout au plus un homme. C’est une pauvre ambition. 

Le rire a été donné à l’homme pour le consoler d'être intelligent. 

Marcel Pagnol

Le Schpountz

Françoise : « Le rire, c’est une chose humaine, une vertu qui n’appartient qu’aux hommes et que Dieu peut-être leur a donnée pour les consoler d’être intelligents. »

Douter de Dieu, c'est y croire. 

[Citation inventée par Balzac dans La Femme de trente ans, III]

Blaise Pascal

Pensées, Le Guern n°717 ou Sellier n°751

Console-toi. Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé.

Vous pouvez employer le mot « puce » pour désigner un éléphant. Mais il vaut mieux prévenir. 

Jean Paulhan

De la paille et du grain, II

Si vous disiez puce et que votre voisin comprît éléphant, fleuve et qu’il comprît acacia, vous crieriez à l’incompréhension ! (Bien qu’il y ait tout de même certains rapports entre la puce et l’éléphant.)

Les kantiens ont les mains pures, mais ils n’ont pas de mains. 

Charles Péguy

Victor-Marie, comte Hugo

Le kantisme a les mains pures ; mais il n'a pas de mains.

L’idéal c'est quand on peut mourir pour ses idées, la politique c'est quand on peut en vivre. 

Charles Péguy

Notre jeunesse

La mystique politique, c’était quand on mourait pour la République, la politique républicaine, c’est à présent qu’on en vit. 

La perversion de la cité commence par la fraude des mots. 

Platon

- La République, III, 389 cd

 

- Ou peut-être Phédon 115 e

- Tout citoyen pris en train de mentir, quelle que soit sa condition, sera châtié, pour introduire dans le navire de l’État une pratique qui doit en amener le naufrage et la perte.

- Une expression vicieuse ne détonne pas uniquement par rapport à cela même qu’elle exprime, mais cause encore du mal dans les âmes. [9]

Lorsque les pères s'habituent à laisser faire les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles, lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu'ils ne reconnaissent plus, au-dessus d'eux, l'autorité de rien et de personne, alors, c'est là, en toute beauté, et en toute jeunesse, le début de la tyrannie.

Platon

La République, VIII, 562e-563e

Le père s'habitue à devoir traiter son fils d'égal à égal et à craindre ses enfants, le fils s'égale à son père, n'a plus honte de rien et ne craint plus ses parents, parce qu'il veut être libre ; le métèque s'égale au citoyen et le citoyen au métèque, et la même chose pour l'étranger. […] Le professeur […] craint ses élèves et les flatte, les élèves n'ont cure de leurs professeurs, pas plus que des pédagogues ; et les jeunes imitent les anciens et s'opposent violemment à eux en paroles et en actes, tandis que les anciens, s'abaissant au niveau des jeunes, se gavent de bouffonneries et de plaisanteries, imitant les jeunes pour ne pas paraître désagréables et despotiques. 
[…]  Ceux et celles qui ont été achetés ne sont en rien moins libres que ceux qui les ont achetés. Et dans les relations des hommes avec les femmes et des femmes avec les hommes, le point où en arrivent l'égalité des droits et la liberté, nous avons failli oublié d’en parler ! 
[…] Les animaux qui sont au service de l'homme sont beaucoup plus libres dans une telle cité qu'ailleurs. […] Le résultat de tous ces abus accumulés, c'est qu'ils rendent l'âme des citoyens si susceptible qu'à l'approche de la moindre apparence de servitude, ils s'irritent et ne peuvent le supporter. […] Tel est le beau et fier commencement d’où naît la tyrannie.

L’homme est un loup pour l’homme. 

Plaute

La Comédie des ânes, vers 495

Le marchand : « Un homme est un loup pour un homme, non un homme, tant qu’il ne le connaît pas. »

J’écris pour mon plaisir, je publie pour de l’argent. 

Alexandre Pouchkine

Lettre à M.P. Pogodine, avril 1834 

D’une façon générale, j’écris beaucoup pour moi, personnellement, mais j’imprime par nécessité et uniquement pour de l’argent.

Une religion, c’est une secte qui a réussi. 

Ernest Renan

Histoire du peuple d’Israël, tome V, livre IX, chapitre 7.

Le christianisme est un essénisme qui a largement réussi.

Une fois que ma décision est prise, j'hésite longuement.

Jules Renard

Journal, 18 juillet 1899

Une fois ma résolution prise, je reste encore indécis.

Donnez-moi deux lignes quelconques de la main d'un homme, j'y trouverai de quoi le faire pendre.

Richelieu

Madame de Motteville, Mémoires, I 

… le cardinal, qui, à ce que j'ai ouï conter à ses amis, avait accoutumé de dire qu'avec deux lignes de l'écriture d'un homme on pouvait faire le procès au plus innocent, parce qu'on pouvait sur cette matière ajuster si bien les affaires, que facilement on y pouvait faire trouver ce qu'on voudrait.

Quand une fois j'ai pris ma résolution, je vais droit au but et renverse tout de ma robe rouge. 

Richelieu

Confidence au marquis de La Vieuville, rapportée par le père Henri Griffet, Histoire du règne de Louis XIII, 1758, tome III.

« Je n’ose rien entreprendre sans y avoir bien pensé ; mais quand une fois j'ai pris ma résolution, je vais à mon but, je renverse tout, je fauche tout, et ensuite je couvre tout de ma soutane rouge. »

La vraie vie est ailleurs. 

Rimbaud

Une saison en enfer, « Délires, I »

La Vierge folle : « La vraie vie est absente. »

L'amour a été inventé par les femmes pour permettre à ce sexe de dominer, alors qu'il était fait pour obéir.

Dieu a créé la femme pour supporter les injustices de l’homme et pour le servir. 

La dignité d’une femme est de rester inconnue. Sa seule gloire réside dans l’estime de son mari et le service de sa famille.

Jean-Jacques Rousseau

Émile, livre V

Faite pour obéir à un être aussi imparfait que l’homme, […] elle doit apprendre de bonne heure à souffrir même l’injustice et à supporter les torts d’un mari sans se plaindre. […]

Quand elle aurait de vrais talents, sa prétention les avilirait. Sa dignité est d'être ignorée ; sa gloire est dans l'estime de son mari ; ses plaisirs sont dans le bonheur de sa famille.

Ceux qui ignorent l’histoire [ou : qui oublient leur passé] sont condamnés à la revivre.

George Santayana

Reason in Common Sense, chap. XII

Ceux qui ne peuvent se rappeler le passé sont condamnés à le répéter. 

Il ne faut pas désespérer Billancourt. 

Jean-Paul Sartre

Nekrassov, V, 8

Georges de Valera [escroc anticommuniste] : « Désespérons Billancourt ! Je trouverai des slogans terribles ! […] Désespérons Billancourt ! Désespérons Billancourt ! »

On engage le sort du monde en mettant une cravate.

Jean-Paul Sartre

Situations, II, « Présentation des Temps modernes »

Qu'il écrive ou travaille à la chaîne, qu'il choisisse une femme ou une cravate, l'homme manifeste toujours : il manifeste son milieu professionnel, sa famille, sa classe et, finalement, comme il est situé par rapport au monde entier, c'est le monde qu'il manifeste.

Aimer, c'est vouloir posséder la subjectivité de l'autre. 

Jean-Paul Sartre

L’Être et le néant, III, III, 1

L'aimé […] ne se transformera en amant que s'il projette d'être aimé, c'est-à-dire si ce qu'il veut conquérir n'est point un corps mais la subjectivité de l'autre en tant que telle.

Ne pas choisir, c'est encore choisir. 

Jean-Paul Sartre

L’Être et le néant, IV, I, 1

La liberté est liberté de choisir, mais non la liberté de ne pas choisir. Ne pas choisir, en effet, c’est choisir de ne pas choisir. 

Si nous vivons, nous vivons pour marcher sur la tête des puissants... car les puissants ne travaillent qu'à marcher sur nos vies.

[citation faite par Christiane Taubira]

William Shakespeare

I Henry IV, V, 2

Hotspur : « Si nous vivons, c’est pour marcher sur la tête de rois, / Si nous mourons, la mort est belle quand les princes meurent avec nous ! »

Comprendre, c'est pardonner. 

Mme de Staël

Corinne ou l'Italie, XVIII, 5

Tout comprendre rend très indulgent, et sentir profondément inspire une grande bonté.

La seule excuse de Dieu, c’est qu’il n’existe pas. 

Stendhal

Mérimée, H.B.

« Ce qui excuse Dieu, disait-il, c'est qu'il n'existe pas.» 

Si tu as une chemise et un cœur, vends ta chemise et va vivre en Italie

Stendhal

Lettre à sa sœur Pauline, 29 octobre 1811

Ah ! mon amie, que je t’ai regrettée en Italie ! Quand, par hasard, on a un cœur et une chemise, il faut vendre sa chemise pour voir les environs du lac Majeur, Santa Croce à Florence, le Vatican à Rome, et le Vésuve à Naples. 

Qui n’a pas vécu sous l’Ancien Régime ne sait pas ce qu’est la douceur de vivre. 

Talleyrand

Guizot, Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, tome I

« Qui n’a pas vécu dans les années voisines de 1789 ne sait pas ce que c’est que le plaisir de vivre. »

Il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que Voltaire, c’est tout le monde. 

Talleyrand

Discours sur la censure de la presse, à la Chambre des pairs, 24 juillet 1821

De nos jours, il n’est pas facile de tromper longtemps. Il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que Voltaire, plus d’esprit que Bonaparte, plus d’esprit que chacun des Directeurs, que chacun des Ministres passés, présents, à venir : c’est tout le monde.

Je le crois parce que c’est absurde.

Tertullien

De la chair du Christ, V, 4

Le fils de Dieu est mort : c’est croyable parce que c’est inepte ; enseveli, il est ressuscité : c’est certain parce que c’est impossible.

Être dans le vent, c’est une ambition [ou : un destin] de feuille morte. 

Gustave Thibon

L’équilibre et l’harmonie, 1976

La feuille morte voltige d'un lieu à l'autre, mais tous les lieux se valent pour elle, car son unique patrie est dans le vent qui l'emporte. [10]

J'aime ma femme, mais j'aime mieux mon roman. 

Léon Tolstoï

Lettre à Fett, 23 janvier 1865

Je suis heureux que vous aimiez ma femme ; bien que je l'aime moins que mon roman, c'est tout de même ma femme, vous savez.

Quand on est jeune, on se figure que vieillir, c'est se désagréger dans un monde qui dure. Quand on vieillit, on pense que vieillir, c'est durer dans un monde qui se désagrège. 

Alexandre Vialatte

Chroniques de La Montagne, n°537, 18 juin 1953

Quand on est jeune, on s'imagine que la vieillesse va donner l'impression à l'homme de se désagréger dans un monde qui survit ; elle lui donne au contraire l'impression qu'il survit au sein d'un monde qui se désagrège.

Une vie réussie est un rêve d’adolescent réalisé à l’âge mûr. 

Alfred de Vigny

Cinq-Mars, chap. XX

Cinq-Mars : « Amis, qu'est-ce qu'une grande vie, sinon une pensée de la jeunesse exécutée par l'âge mûr ? » 

Les dindons vont en troupe ; le lion est seul dans le désert.

[Cette citation modifiée semble due à Jacques Vergès]

Alfred de Vigny

Journal d'un poète, 1844

Poème. Les animaux lâches vont en troupes. – Le lion marche seul dans le désert. Qu'ainsi marche toujours le poète.

Plus les hommes seront éclairés, plus ils seront libres.

[Citation faite par Condorcet, Vie de Voltaire]

Voltaire

Questions sur les miracles, lettre XII

Plus nous serons des êtres raisonnables, plus nous serons des êtres libres. 

C’est un imbécile, il a réponse à tout. 

[Cette citation modifiée semble due à Paul Morand]

Voltaire

Questions sur l’Encyclopédie, I, article « Annales »

Il y a des gens qui ont résolu toutes ces questions [=sur les premiers temps historiques]. Sur quoi un homme d’esprit et de bon sens disait un jour d’un grave docteur : « Il faut que cet homme-là soit un grand ignorant, car il répond à tout ce qu’on lui demande. »

Tout peut se prouver, même le vrai. 

Oscar Wilde

Le Portrait de Dorian Gray, préface

Aucun artiste ne désire prouver quelque chose. Même les choses qui sont vraies peuvent être prouvées.

Tout chemin aboutit au même point, la désillusion. 

Oscar Wilde

Le Portrait de Dorian Gray, chap. XVIII

Lord Henry Wotton : « Tous les chemins finissent au même point, ma chère Gladys. — Quel est-il ? — La désillusion. »

La politique n’est plus que l’art de brandir des mots bêtes. 

Émile Zola

Son Excellence Eugène Rougon, chap. XIV

Il avait l'éloquence banale, incorrecte, toute hérissée de questions de droit, enflant les lieux communs, les faisant crever en coups de foudre. Il tonnait, il brandissait des mots bêtes.

Quiconque fait une citation exacte accélère la venue du Messie.

Talmud

Michna,  ordre IV (Nézikin [Dommages]), traité IX (Pirke Avot [Maximes des Pères]), chap. VI, 6 

Pour acquérir la (connaissance de la) Tora, il faut quarante-huit qualités, à savoir : […] savoir rapporter scrupuleusement ce que l’on a entendu, citer explicitement le nom de l’auteur. Vois, tu apprends ainsi que celui qui rapporte une parole au nom de celui qui l’a dite apporte la délivrance au monde. Exemple : Est 2,22.

 

 

[1] Ce propos oral est rapporté par André Chaumeix dans son discours de réceptionà l’Académie française, le 30 avril 1931.

[2] Ce qui est presque un plagiat de La Rochefoucauld : « Quand on ne trouve pas son repos en soi-même, il est inutile de le chercher ailleurs. » (Maximes supprimées n°571, Pléiade, 1964, p. 488 ; Maximes supprimées n°61, Pochothèque, 2001, p. 256).

[3] Pour donner la fausse citation reçue, cette phrase a peut-être été contaminée par une autre remarque du même auteur, dans « Le miracle de Moon Crescent » (nouvelle suivante du même recueil) : « Vous vous êtes tous vantés d’être des matérialistes endurcis ; et en réalité vous étiez tous en équilibre sur le bord de la croyance, – la croyance à presque n’importe quoi. »

[4] Je n’exclus pas que Cocteau ait pu réellement reprendre cette réplique de son film, mais je n’en ai trouvé aucune attestation, aucun témoin qui certifierait l’avoir entendue de sa bouche. Par ailleurs, on peut supposer que Cocteau s’est souvenu d’un mot de Chamfort : « On réfutait je ne sais quelle opinion de M. sur un ouvrage, en lui parlant du public qui en jugeait autrement : "Le public, le public ! dit-il, combien faut-il de sots pour faire un public ?" » (Chamfort, Produits de la civilisation perfectionnée, éd. G.-F. n°188, 1968, maxime n°624, p. 194).

[5] Cas particulier : la citation déformée est due à la propre fille de Suzanne Curchod-Necker, à savoir Germaine de Staël, qui l’a mise en épigraphe de son roman Delphine.

[6] Gide est revenu sur ce mot dans son Journal : « J’ai écrit et suis prêt à récrire encore, ceci qui me paraît d’une évidente vérité : "C’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature". Je n’ai jamais dit, ni pensé, qu’on ne faisait de la bonne littérature qu’avec les mauvais sentiments. J’aurais aussi bien pu écrire que les meilleures intentions font souvent les pires œuvres d’art et que l’artiste risque de dégrader son art à le vouloir édifiant » (2 septembre 1940, Pléiade tome II, 1997, p. 728-729).

[7] Certes, Malraux a ensuite, dans une interviou au Point parue le 10 décembre 1975, démenti avoir prononcé cette phrase. Quoique trop abrupte (mais de là vient son succès), elle correspond néanmoins assez bien à maintes autres déclarations dûment signées, ainsi que le montre Brian Thompson dans son article fort complet sur cette prophétie fameuse : « "Nul n’est prophète" : Malraux et son fameux "XXIe siècle" », Revue André Malraux review, vol. 35, 2008, p.68-81, accessible ici. Il n’y a aucune raison de penser que Frossard et lui, indépendamment l’un de l’autre, mentent ou se trompent en affirmant l’avoir bien entendue de la bouche de Malraux.

[8] J’ai transposé au discours direct ce que Las Cases donne au discours indirect. La mauvaise foi des catholiques étant sans limite, et leur penchant à l’imposture inépuisable, on notera que ce passage, plutôt favorable à l’islam, a été subverti dans un livre de propagande bigote. En effet, un médiocre publiciste calotin, Robert-Augustin de Beauterne (1803-1846), fit paraître en 1840 un ouvrage intitulé Conversations religieuses de Napoléon, qui prétend recueillir un certain nombre de témoignages inédits (en particulier celui de Montholon, le moins sûr des compagnons de Sainte-Hélène), allant tous dans le sens d’une profonde piété de l’Empereur, d’une grande admiration à l’égard de Jésus, de l’Église, du Pape, des sacrements, etc.  À la page 51, on trouve le passage du Mémorial qui nous occupe, mais avec une fin ô combien transformée : « il disait que la nôtre était toute spirituelle, et celle de Mahomet toute sensuelle ; que l’esprit dominait chez nous, avec la charité, tandis que ce n’était que sensualisme chez les Mahométans : les houris aux yeux bleus, les bocages riants, les fleuves de lait ; et de là, il concluait en opposant les deux religions, que l’une était esprit, et se présentait comme la religion de l’amour ; que l’autre, au contraire, était toute terrestre et devenait la religion des sens. »  Cette imposture est justifiée par cette note : « Ce passage est le seul où le sens a été essentiellement rectifié d’après le dire du général Montholon. D’ailleurs, la version de M. de Las Cases est inintelligible pour ceux qui connaissent la religion. » Sans commentaire…  Cet ouvrage connut de multiples rééditions jusqu’en 1912, le titre devenant en 1843 Sentiment de Napoléon sur le christianisme. Conversations religieuses recueillies à Sainte-Hélène, puis en 1865 La Divinité de Jésus-Christ démontrée par l'empereur Napoléon Ier à Sainte-Hélène (!!). Comme si l’édition contemporaine ne s’était pas encore assez déshonorée, les éditions du Rocher ont commis un véritable attentat philologique en republiant en 2014 des extraits de cette forgerie, sous le titre Conversations sur le christianisme, et en mettant impudemment « Napoléon Bonaparte » comme nom d’auteur. La préface de Jean Tulard, qui n’aura pas commis la meilleure action de sa vie – et qui se trompe sur l’identité de l’auteur, qu’il confond avec son grand-père ! – ne suffit pas à réparer les torts de cette désastreuse publication : elle égare et abuse ses lecteurs en présentant les propos tenus comme authentiques, en s’abstenant de leur fournir le moindre élément d’appréciation critique sur l’élaboration de ce texte, son manque de fiabilité, sa façon de truquer les sources qu’il utilise. Qu’on lise, à titre de garde-fou, le compte-rendu de Paul Chopelin paru Chrétiens et sociétés, 2014, n°21-1, p. 173-176. Il vaut la peine de reproduire sa conclusion très ferme, afin de mettre en garde les curieux de Napoléon qui pourraient être trompés par ce méchant livre : « L’édition de morceaux choisis aujourd’hui proposée par les éditions du Rocher a certes le mérite d’attirer l’attention sur un texte oublié, mais il aurait fallu inviter le lecteur à l’utiliser avec les plus grandes précautions. Ce n’est pas Napoléon qui parle ici, mais l’un de ses thuriféraires, désireux d’en faire une pieuse figure de vitrail, acceptable par les catholiques libéraux de la Monarchie de Juillet. Quitte à tronquer ou omettre tous les témoignages contredisant son propos. Ces Conversations sur le christianisme appartiennent donc avant tout au légendaire napoléonien du XIXe siècle et ne peuvent en aucun cas constituer une source fiable sur les convictions religieuses personnelles de l’empereur. »             

[9] On a reconnu la phrase qui, citée et commentée par Brice Parain, a été paraphrasée par Camus ainsi : « Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur de ce monde ». Mais quant à « la perversion de la cité commence par la fraude des mots », on peut se demander si cette phrase attribuée à Platon ne serait pas plutôt le résumé d’une réflexion qu’on trouve dans les Entretiens de Confucius, XIII, 3 : « Quand les noms ne sont pas corrects, le langage est sans objet. Quand le langage est sans objet, les affaires ne peuvent être menées à bien. Quand les affaires ne peuvent être menées à bien, les rites et la musique dépérissent. Quand les rites et la musique dépérissent, les peines et les châtiments manquent leur but. Quand les peines et les châtiments manquent leur but, le peuple ne sait plus sur quel pied danser. » (traduction de Pierre Ryckmans, Gallimard, coll. Connaissance de l’Orient n°35, 1987, p. 71).

[10] Dans L’Illusion féconde (Fayard, 1995), Gustave Thibon écrit : « "Être dans le vent, idéal de feuille morte", ai-je dit jadis. La feuille vivante est sensible au vent, mais lui résiste. Tel le chrétien dans la cité », etc. Serions-nous en face d’un cas original : une citation qui aurait été déformée par la diffusion populaire, puis assumée par l’auteur dans cette version déformée ? (Dans le même genre, il paraît que le comte d’Artois avait fini par être persuadé d’avoir bien prononcé la phrase fameuse qu’on lui a prêtée en 1814 : « Rien n’est changé en France, si ce n’est qu’il y a un Français en plus », alors qu’elle a été inventée par Beugnot). Il faudrait dépouiller tous les livres de Thibon pour savoir si on y trouve quelque part, avant 1995 :  « Être dans le vent, idéal de feuille morte ».

NAPOLÉON ET LES INCENDIAIRES DU VAR : UN FAUX DOCUMENT, HÉLAS

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          Les incendies de forêt qui font en ce moment tant de dégâts dans le Var ont entraîné ces derniers jours une recrudescence de la diffusion « virale » d’un document qui réapparaît périodiquement sur la Toile : une lettre de Napoléon au préfet du Var qui, avec l’autorité qu’on lui connaît, ordonne l’exécution immédiate des pyromanes. En voici le texte :

« Monsieur le Préfet, J’apprends que divers incendies ont éclaté dans les forêts du département dont je vous ai confié l’administration. Je vous ordonne de faire fusiller sur le lieu de leur forfait les individus convaincus de les avoir allumés. Au surplus, s’ils se renouvelaient, je veillerai à vous donner un remplaçant. Fait à Schoenbrunn le 21 août 1809 »

Napoléon lettre incendiaires Var.jpg

            C’est une belle lettre, qui fait aimer la dictature. On se prend à rêver d’un monde où les criminels pris en flagrant délit seraient promptement châtiés, et l’on se désole, par contraste, de l’incroyable lenteur de notre système judiciaire, paralysé par une législation pléthorique, par des avocats retors et cupides, par des dispositifs de recours à tous les étages, tout ce funeste luxe démocratique qui, ajouté à des moyens insuffisants,  fait qu’il s’écoule souvent plusieurs années entre le moment où le brigand commet son forfait, et le moment où il doit subir un châtiment trop bénin… Et on goûte particulièrement la dernière phrase, si suggestive, en notre époque où les incompétents s’accrochent à leur poste comme les moules au rocher : quel beau régime que celui où un chef d’État éclairé, vraiment soucieux des intérêts de son peuple, pouvait terroriser son administration en virant lestement tous les responsables qui n’exécutaient pas diligemment leurs missions !
            Beau rêve, mais est-ce autre chose qu’un rêve ? Au fait, ce document est-il authentique ? N’en irait-il pas de lui comme de ces percutantes maximes, justifiant la dictature, qu’on prête à Napoléon depuis bientôt deux siècles, et qui sont en réalité inventées par Balzac ? [1] Avant d'en tirer la moindre réflexion sur la « gouvernance » de Napoléon, le premier réflexe devrait être de s'assurer qu'on ait bien affaire à une lettre véritable, dûment reconnue comme telle, dictée par l'Empereur au lieu et à la date indiqués. (Car il est bien évident que Napoléon, qui a envoyé quelque trente-cinq-milles lettres en une vingtaine d'années, a dicté la quasi-totalité d'entre elles, se contentant de signer ce que transcrivaient ses secrétaires. On peut donc tout-de-suite écarter la fausse objection selon laquelle cette lettre n'est pas de lui car il n'écrivait pas ainsi.)Napoléon correspondance 9.jpg
            Ouvrons laCorrespondance générale de Napoléon, dont la publication est en cours depuis 2004, un des monuments les plus admirables de l’édition contemporaine. Le tome couvrant la période allant de février 1809 à février 1810 a paru en 2013 ; c’est le tome IX, intitulé Wagram. Le 21 août 1809, Napoléon se trouve en effet au château de Schönbrunn, où il a séjourné (avec quelques interruptions) de la mi-mai à la mi-octobre. Ce jour-là, il a fait expédier sept lettres, qui portent les n°21862 à 21868 (pages 1049 à 1055) : deux au maréchal Berthier, major général de l’armée, une au ministre des Relations extérieures (Champagny), une au ministre de la Guerre (Clarke), une au ministre de la Marine et des colonies (Decrès), une au ministre de la Justice (Régnier), ainsi qu’un court billet à Joséphine, écrit de sa main et non pas dicté. Aucune trace de notre document dans ces pages ! Ajoutons que le préfet du Var, entre 1806 et 1811, fut Pierre Melchior d’Azémar (1740-1821) : or ce nom [2] est totalement absent de l’index des noms qui figure à la fin du volume : c’est donc que Napoléon ne lui a jamais écrit de lettre pendant cette période, et qu’il ne cite jamais son nom dans aucune autre lettre. Il est vain de croire qu’il y aurait une erreur de date et que la lettre se trouverait ailleurs dans le volume.
            Cette absence est à elle seule une preuve péremptoire que le document en question n’est pas authentique. En effet, il serait tout-à-fait extraordinaire qu’il ait échappé aux minutieuses recherches de l’équipe savante qui, afin de reprendre, compléter et améliorer un travail déjà effectué sous le Second Empire, a passé au peigne fin tous les fonds d’archives publics et privés de France, d’Europe et du monde, ainsi que les catalogues de ventes et d’expositions. En outre, il ne s’agit pas d’une lettre privée qui aurait pu passer de main en main pendant deux siècles avant qu’on perde sa trace, mais d’une lettre officielle à un agent de l’État : si elle avait existé, elle se trouverait dans les archives départementales du Var ou dans les Archives Nationales, de telle sorte qu’elle n’aurait pu échapper aux chercheurs de la Fondation Napoléon. Ce document est dailleurs connu depuis les années 70 [3], et on peut donc être sûr que les napoléonologues n’ignorent pas son existence : c’est en toute conscience, et non par bévue, qu’ils l’ont écarté.
            À ceux dont la certitude n’est pas encore faite, il faut recommander d’aller interroger Pierre Branda. Il s’agit d’un historien très sérieux, quoique non universitaire : il a publié des ouvrages qui font autorité, fondés sur des recherches de première main [4]. Il figure dailleurs dans la liste des personnes remerciées par le tome IX de laCorrespondance générale(p. 1826), et a dirigé le tome XIII qui vient de paraître. P. Branda s'est penché sur la question : dans son ouvrage intituléLes Secrets de Napoléon (Vuibert, 2014), il consacre un paragrapheà ce document, qu’il qualifie sans ambages de mystification, et même de « faux grossier ». Avant de nous apprendre qu’il est apparu en 1969 dans un recueil d’œuvres littéraires de Napoléon qui en a malencontreusement reproduit le fac-similé, l'historien produit trois arguments décisifs pour ruiner sa crédibilité. Dabord, la graphie de cette lettre ne correspond pas à celle de l’un des secrétaires de l’Empereur, ces graphies étant bien identifiées par les éditeurs de la correspondance. Ensuite, Napoléon ne s’adressait jamais directement à un préfet, mais, respectant la voie hiérarchique, au ministre de l’Intérieur. Enfin, le Premier Empire n’était pas une tyrannie soumise à l’arbitraire discrétionnaire de son despote omnipotent, eh non !, mais un état de droit. Tout crime devait être reconnu comme tel, dans les formes, par une cour d’assises, avant de donner lieu à une peine conforme à la législation. Celui qui a promulgué le code civil en 1804 et un nouveau code pénal en 1810 avait à cœur d’organiser la vie sociale, c’est-à-dire d’en soumettre le fonctionnement à la raison, et non pas aux caprices et aux passions. Et justement, ironie de l’histoire (ou clin d’œil du faussaire ?), la dernière lettre du 21 août 1809, celle au ministre de la Justice Régnier (n°21868, p. 1054-1055), se fait l’écho de plaintes émises par des possédants d’un canton de Seine-et-Marne, victimes d’expropriation et non indemnisés. L’Empereur entend faire cesser ces exactions commises par ses services : « Nous ne pouvons pas nous faire à  l'idée que nos tribunaux aient besoin de nos ordres spéciaux pour faire exécuter les lois et respecter les principes fondamentaux de l'institution sociale. » Il prend le parti des propriétaires contre les fonctionnaires : « L’expropriation est un acte judiciaire : comment arrive-t-il qu’elle se fait par le canal administratif ? La violation d’une propriété particulière, même par l’autorité publique, sans l’expropriation, est un délit. » Le pseudo-tyran se montre ici un défenseur des droits, un médiateur au service des citoyens contre l’État : « Je désire que vous me fassiez connaître quel est le changement à faire dans notre législation pour abolir toute expropriation administrative, et enfin pour donner à tous les Français recours à une autorité locale contre les abus de l’administration ». Napoléon porte-parole du citoyen de base contre les exactions de la puissance publique, on ne l'attendait pas, celle-là ! Et dans la même journée, Napoléon aurait ordonné à un préfet de faire fusiller sans jugement des incendiaires, au risque de toutes les méprises, tous les débordements, toutes les injustices qu’on imagine aussitôt ?! Ce n’est pas vraisemblable.
            On pourrait ajouter un quatrième argument : c'est que la formule d'entête « Napoléon, par la grâce de Dieu et la volonté nationale, empereur des Français » est typique du Second Empire, mais n'était pas utilisée sous le Premier. Le faussaire a dû découper un morceau de lettre ou de décret de Napoléon III pour fabriquer son document. Le coup de grâce est asséné par une autre lettre de Napoléon à Régnier, la n°16901, dictée à Milan le 17 décembre 1807 (Correspondance générale, tome VII, 2010, p. 1362). Voici ce court billet, bien authentique celui-là, puisqu’on en a la minute aux Archives nationales (AF IV 874) : « Écrivez à mon procureur général près la cour criminelle de Rouen que je suis surpris d'apprendre que les incendies se propagent d'une manière alarmante dans le département de la Seine-Inférieure ; qu'il prenne toutes les mesures pour découvrir les auteurs de ces crimes et pour les poursuivre. » Donc, voilà : il est arrivé au moins une fois que Napoléon ait été informé d’une augmentation anormale d’incendies en un lieu donné. Sa réaction n’a pas été d’ordonner directement à un préfet de déclencher des fusillades expéditives, elle a été de stimuler indirectement le zèle d’un procureur, afin qu’il mette en œuvre le processus judiciaire régulier. Un mythe s’effondre….

            Il serait intéressant d’enquêter sur cette lettre apocryphe, si c’était possible : le manuscrit existe-t-il quelque part, ou a-t-il été détruit depuis qu’il a été photographié ? À défaut d’en identifier l’auteur, serait-il possible d’en découvrir la date de fabrication, et d’en cerner les motivations ? S’agirait-il d’un faux purement vénal, forgé pour soutirer une grosse somme à un acheteur trop crédule, ou bien d’une imposture idéologique, conçue dans le but de droitiser l’image de Napoléon ? Les deux buts ont dailleurs pu se combiner : le faussaire, ayant bien saisi la mentalité de sa victime, aurait pu lui fournir exactement ce que celui-ci désirait avoir, de la même façon que Vrain-Lucas, dans les documents extravagants qu’il a fabriqués et vendus à Michel Chasles, avait soin de flatter le patriotisme de sa dupe en insérant des éloges de la Gaule sous les plumes de Socrate, d’Aristote et de Cléopâtre.
            Pour ma part, je me dis que placer la dictée de cette lettre à Schönbrunn fait probablement partie de la manipulation : imaginer que Napoléon, au cœur d’un séjour victorieux dans une capitale ennemie, entre la bataille de Wagram et le traité de Vienne, ait pu condescendre à s’occuper personnellement des incendies du Var, voilà qui a une certaine allure, bien plus que n’en aurait eu le même texte signé aux Tuileries en 1802 ou en 1811. Et celà rappelle le fameux décret sur l’organisation de la Comédie-Française, qui porte la mention « au quartier général de Moscou, le 15 octobre 1812 ». Or – comme le rappelle Pierre Branda dans les pages qui précèdent celle à laquelle nous renvoyons –, un faisceau d’anomalies a convaincu les historiens que ce décret, publié au Bulletin des lois le 26 janvier 1813, a été signé à Paris quelques jours avant, et frauduleusement antidaté pour réaliser ce qu’on appellerait maintenant « un coup de com' » : faire croire rétrospectivement que même au milieu du territoire ennemi, l’Empereur continuait à administrer son empire jusque dans les plus petits détails et les domaines les moins militaires. Mais celà n’a été découvert qu’en 1975, et le faussaire, avant 1969, ne pouvait le deviner. Et justement, s’il l’avait su, il se serait sans doute gardé d’imiter ce fallacieux supplément de prestige, craignant que le trucage de Napoléon ne nous mette sur la voie de sa propre imposture...
 
            Il reste à réfléchir sur la diffusion massive de cette lettre apocryphe depuis quelques années et plus encore ces derniers jours. La première chose qu’on peut se dire, c’est que nos contemporains sont décidément bien crédules. Des milliers de personnes diffusent un document bidon, l'approuvent, l'admirent, le commentent, le citent en exemple... sans jamais se demander s'ils ne seraient pas victimes d'un mirage et bernés par un imposteur, sans jamais s'interroger sur l'authenticité du document. Ils foncent tête baissée, comme si, depuis vingt ans que l'internet est entré dans nos vies, ils n'avaient pas déjà été deux-cents fois confrontés à un « fake». On aurait pu penser que l’internet, qui met une prodigieuse masse d’informations à la portée de tout-le-monde, permettant à quiconque d’effectuer des recherches documentaires très poussées sans sortir de chez lui, allait engendrer une culture de la vérification : il suffit de quelques clics pour se renseigner sur n’importe quel fait et se faire une bonne idée de sa crédibilité. Hélas, on est loin d’observer l’essor d’une telle mentalité à ce jour, et c’est la jobardise plutôt que l’esprit critique qui semble renforcée par l’internet. Pour un zététicien qui ne reçoit pas un document sans aussitôt le soumettre à une petite enquête, n’a-t-on pas cinq, dix, trente gogos qui le diffusent mécaniquement à tous leurs contacts, qui manifestent leur vulnérabilité émotionnelle en faisant savoir aussitôt l’admiration ou l’indignation qu’il leur inspire, qui épanchent leur incontinence verbale en le commentant sans délai à tort et à travers ? « Assurons-nous bien du fait, avant de nous inquiéter de la cause », disait Fontenelle après Montaigne [5]. On a envie de dire aux usagers des « réseaux sociaux », qui relaient aveuglément n’importe quoi : vérifiez les informations avant de les publier, demandez-vous si elles sont véridiques avant d’émettre une opinion dessus. Exploitez les ressources utiles de la Toile, avant de la polluer par des saletés. Écoutez ceux qui savent et qui pensent, avant de faire du bruit avec votre sottise.
            J’ajoute que, dans les quelques discussions qui sont passées sous mes yeux, j’ai pu constater avec amusement que les ignares sont toujours aussi arrogants : à des internautes avertissant que ce document est un faux (en commentaire sous tel ou tel article), il s’en est trouvé d’autres pour répondre avec mépris, dans le style : « Qu’est-ce que vous en savez ? », « Vous êtes donc plus expert que tout le monde, monsieur je-sais-tout ? », « Oui oui, encore un complot de la CIA », et même : « Cette lettre est publiée depuis un siècle dans les livres d’histoire, donc je ne vois pas pourquoi il faudrait maintenant la rejeter ». Ô les certitudes inébranlables de ceux qui ne savent rien !... Et comme on croit facilement à l’existence de ce qu’on désire !... Mais ce qui m’a le plus frappé, c’est que, parmi ceux qui, au contraire, plaidaient pour le faux (la plupart sans avoir pris la peine de faire une recherche sérieuse, se fiant juste à leur intuition), un argument récurrent était celui de la langue : cette lettre serait une création récente parce qu’écrite dans un français actuel, elle ne coïnciderait pas avec « l’ancien français » de l’époque de Napoléon. Passons sur l’énorme impropriété du terme « ancien français », qui pour les linguistes désigne la langue intermédiaire entre le gallo-roman et le moyen français, parlée du VIIIe au XIVe siècles. Mettons que ces gens voulussent dire « le français d’avant ». Mais quelle idée se font-ils du français de 1800 ?!! Ces gens doivent s’imaginer que le français de l’époque de Napoléon ressemble à peu près à celui de Rabelais et Montaigne. En vérité, il suffit de lire les premières œuvres de Chateaubriand (par exemple Atala et René), ou Mme de Staël (Delphine, Corinne), ou Benjamin Constant (son journal, Adolphe), et plus encore la correspondance de Napoléon, qui ne cherche pas les effets littéraires ni les mots rares, pour constater que la langue française a très peu bougé depuis le début du XIXe siècle, – heureusement ! La syntaxe est exactement la même, et le vocabulaire des contemporains de Napoléon est toujours le nôtre : très rares sont les mots qui ont complètement disparu ou complètement changé de sens. Et si on va voir une édition imprimée à l’époque (c’est très facile grâce à Gallica, Googlebooks ou archive.org), on constate que l’orthographie elle-même est presque identique : il n’y a guère que les finales des imparfaits (« j’avois », « il étoit », « ils aimoient ») et le pluriel des mots en -t (« les momens », « les enfans ») qui arrêtent le regard (c’est en 1835 que la graphie actuelle a été officialisée par l’Académie) : l’effet d’étrangeté est beaucoup moins fort que celui produit par l’écriture courante des demi-illettrés d’aujourdhui, qui font une faute tous les trois mots ! Donc, non, pas d’anachronisme langagier flagrant dans ce document [6], contrairement à ce que s’imaginent ceux qui croient qu’on parlait en « ancien français » vers 1800. Et je veux bien que tout-le-monde n’ait pas une connaissance précise de l’histoire de la langue française, mais cette erreur dit quelque chose de l’idée spontanée que se font du passé les Français de notre temps : la profondeur de l’Histoire est écrasée dans un « autrefois » global et confus, tout ce qui est antérieur au vingtième siècle prend l’apparence d’un Moyen-Âge fabuleux qu’un abîme sépare de notre modernité.
 
            Une tout autre réflexion vient aussi à l’esprit. Cette lettre apocryphe, comme je le disais en ouverture, a été massivement diffusée ces derniers jours, bien au-delà de la « fachosphère », et le plus souvent accompagnée d’un commentaire positif. N’y a-t-il pas là le symptôme d’un certain désir de dictature ? De plus en plus de gens constatent l’impuissance de l’État face aux violences qui troublent la sécurité publique : ils ne s’y résignent pas, et aspirent à une reprise en main énergique de la situation par l’autorité officielle. L’idée que des terroristes ou des incendiaires, pris en flagrant délit, puissent être exécutés séance tenante, sans jugement, cette idée heurte encore sans doute une majorité de nos concitoyens attachés au respect scrupuleux de l’état de droit, mais une minorité croissante y applaudit. On peut se demander si nous ne verrons pas un jour le linchage d’un terroriste par une foule ivre de colère. Et si le premier président qui gagnera le cœur des Français ne sera pas celui qui saura agir par une victoire décisive contre l’ennemi, après avoir limogé avec éclat tous ceux qui se seront montrés trop timorés ou trop incompétents pour le suivre. Car « il faut à la nation un chef, un chef illustré par la gloire, et non pas des théories de gouvernement, des phrases, des discours d'idéologues auxquels les Français n’entendent rien. » Avertissement aux politiciens actuels, paralysés par le droidlomisme, incapables de comprendre que c’est dans le sang qu’on retrempe une nation, et qu’il n’y a rien de tel qu’une bonne exécution capitale publique pour ressouder une communauté. S’ils ne rétablissent pas l’ordre, ils risquent de finir emportés par le désordre qu’ils auront entretenu : « L’anarchie ramène toujours au gouvernement absolu ». Ces deux citations sont de Napoléon, et elles sont authentiques, celles-là. [7]

 

Appendice : En menant ma petite recherche, j’ai découvert une autre version manuscrite du même document, beaucoup moins répandue (on notera une variante : « les lieux » à la place de « le lieu »). J’imagine qu’il s’agit d’une création récente. Autant la première a dû être fabriquée pour escroquer un collectionneur de manuscrits napoléoniens, autant la seconde n’est sans doute qu’une version alternative pour remplacer la première – dont la graphie presque enfantine inspire à elle seule des soupçons –, conçue dans le seul but d’être diffusée sur la Toile. Si tel est le cas, la manipulation idéologique serait patente... à moins que ce ne soit un canular, pour le pur plaisir de berner les naïfs ?

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[1] Balzac est le « nègre » d’un petit recueil paru en 1838 sous le titre Maximes et pensées de Napoléon recueillies par J.-L. Gaudy jeune. Un nègre qui a dupé son généreux commanditaire en même temps que leurs lecteurs, car son travail n'a pas consisté, ou pas seulement, à « recueillir » ici ou là des maximes de Napoléon, mais bien à les créer lui-même ! Double imposture donc, que ce dangereux et passionnant petit livre : il ne contient (presque) pas de pensées de Napoléon et elles n'ont pas été recueillies par ce très obscur J.-L. Gaudy jeune. Mais ces pensées sont remarquables, et il s'agit d'une œuvre de Balzac, ce qui lui donne un prix supérieur à ce qu'il prétend être ! napoléon,correspondance générale,incendies,var,pyromanes,préfet,état de droit,tyrannie,document apocryphe,imposture,balzac,wagram,schönbrunn,décret de moscou,comédie française,régnier,jean-baptiste d'azémar,melchior d'adhémar,fondation napoléon,pierre branda,les secrets de napoléon,thierry lentz,défenseur des droits,justice,vrain-lucas,michel chasles,bulletin des lois,vérification,hoax,crédulité,ancien français,orthographe,fachosphère,droidlomisme,maximes et pensées de napoléon,fausses citations,andré boyer,jean tulard,francis palmero,christian bonnet,miot de melito,fleischmann,melzi d'eril,faussaire,napoléon iii,zététique,alexis suchet,fake,frédéric masson,andré castelotIl contient 525 sentences, dépourvues de la moindre indication de source, et dont on peut dire qu'elles ont fait beaucoup de dégâts, car, bien que Frédéric Masson ait signalé et analysé l'imposture en 1909, on n'en a pas tenu compte, de telle sorte qu'elles ont envahi indûment les publications consacrées à Napoléon et déformé l’idée qu’on se fait de lui. J’ai ainsi constaté qu’elles pullulaient dans la préface d’André Maurois au Mémorial de Sainte-Hélène (Gallimard Pléiade, 1956), dans Le Secret de Napoléon de R. Brice (Payot, 1936) ou dans Napoléon et le management d’Alexis Suchet (Tallandier, 2004), sans parler bien sûr de la biographie d'André Castelot (Perrin, 1967-68), où elles ont abondamment alimenté les épigraphes de chaque chapitre ! Ce recueil composite est particulièrement vicieux, car on ne peut même pas le rejeter en bloc : quelques-unes des maximes qu’il contient sont authentiques (c’est-à-dire tirées de textes sûrs ou attestées par des témoins dignes de foi comme Las Cases), quelques autres sont tirées de phrases authentiques de Napoléon plus ou moins transformées, mais la très grande majorité, ne pouvant être repérées nulle part avant 1838, doivent être considérées comme de pures créations de Balzac. C’est notamment le cas de ces fameuses pierres lancées dans le jardin de la démocratie : « Il est rare qu'une grande assemblée raisonne, elle est trop promptement passionnée. » (n°11) ; « Le peuple est susceptible de jugement quand il n'écoute pas les déclamateurs ; les avocats ne sauveront jamais rien et perdront toujours tout. » (n°16) ; « La frontière du gouvernement démocratique est l'anarchie, celle du gouvernement monarchique est le despotisme ; l'anarchie est impuissante, le despotisme peut accomplir de grandes choses. » (n°79) ; « Les agresseurs ont tort là-haut, ils ont raison ici-bas. » (n°83) ; « Il faut sauver les peuples malgré eux. » (n°87) ; « On n'a rien fondé que par le sabre. » (n°90) ; « Celui qui sauve sa patrie ne viole aucune loi. » (n°97) ; « Le pouvoir absolu réprime les ambitions et les choisit, la démocratie les déchaîne toutes sans examen. » (n°182) ; « Dans le système du pouvoir absolu il suffit d'une volonté pour détruire un abus, dans le système des assemblées il en faut cinq-cents. » (n°186). J’ai en chantier une petite étude sur ce recueil.

[2] Dans l’indispensable Dictionnaire Napoléon (Fayard, 1999), Jean Tulard lui donne le prénom usuel de Jean-Baptiste dans la courte notice qu’il lui consacre (tome I, p. 152), et André Boyer, dans l’article « Var », l’appelle le vicomte d’Héron d’Azémar (tome II, p. 918). En 1817, il obtint de modifier son nom en Adhémar, ce qu’il demandait depuis 1784. Mais l’ordonnance royale fut contestée par un membre de la famille Adhémar, et c’est seulement en 1844 que la cour de cassation entérina de façon définitive le changement de nom pour ses descendants.

[3] Ainsi est-il parvenu à la connaissance de Francis Palmero (1917-1985), qui fut maire de Menton de 1953 à 1977, conseiller général des Alpes-Maritimes de 1958 à 1985 (et président de ce département entre 61 et 64, ainsi qu’entre 67 et 73), député de 1958 à 1968 et sénateur de 1971 à 1985. Le sénateur Palmero déposa le 30 août 1979 une question écrite (n°31238) au ministre de la Justice à propos des incendiaires des forêts du Midi, « suggérant, sans atteindre la sévérité de Napoléon Ier qui donnait l'ordre au préfet du Var "de les fusiller sur place", de faire en sorte que les condamnations demeurent exemplaires, d'autant plus que la vie des sauveteurs est en cause. » (Journal officiel, 7 septembre 1979, p. 2765). Cette question reçut une réponse le même jour (Journal officiel, 6 octobre 1979, p. 3035). Lors de la séance du 30 octobre, après une séquence d’hommage à Robert Boulin qui venait de disparaître, une autre séquence fut entièrement consacrée aux incendies de forêts en région méditerranéenne. Francis Palmero revint à la charge par une question orale au ministre de l’Intérieur, Christian Bonnet (Journal officiel, 31 octobre 1979, p. 3614) : « Vous connaissez, monsieur le ministre, ce message de Napoléon Ier au préfet du Var lui ordonnant de faire fusiller sur les lieux de leur forfait les individus convaincus d'avoir allumé des feux de forêt, sous peine d'être immédiatement remplacé en cas de nouvel incendie. Nous ne vous en demanderons pas tant. — C.B. : Hélas ! — F. P. : Si j'évoque ce message impérial, ce n'est certes pas pour pousser à la répression capitale, ce qui serait plutôt ridicule à l'heure où l'on veut supprimer la peine de mort [F. Palmero était justement un adversaire de la peine de mort, et il avait prononcé un discours abolitionniste deux semaines plus tôt, lors d’un débat au Sénat sur ce sujet, le 16 octobre : voir Journal officiel, 17 octobre 1979, p. 3262-3265], mais uniquement pour constater que les forêts du Midi s'enflamment depuis au moins l'époque napoléonienne. Donc, s'il est une catastrophe prévisible à long terme », etc.

[4]Napoléon, l’esclavage et les colonies(avec Thierry Lentz, Fayard, 2006),Le Prix de la gloire. Napoléon et l’argent(Fayard, 2007),Napoléon et ses hommes. La Maison de l'Empereur 1804-1815 (Fayard, 2011), La guerre secrète de Napoléon : Île d’Elbe 1814-1815 (Perrin, 2014), Joséphine. Le paradoxe du cygne (Perrin, 2016).

[5]Fontenelle, Histoire des oracles, I, 4 (Lib. Marcel Didier, 1971, p. 30). Montaigne, Essais, III, 11 : « Je vois ordinairement que les hommes, aux faits qu'on leur propose, s'amusent plus volontiers à en chercher la raison qu'à en chercher la vérité : ils laissent les choses, et s'amusent à traiter les causes. Plaisants causeurs. [...] Ils commencent ordinairement ainsi : comment est-ce que cela se fait-il ? Mais se fait-il ? faudrait-il dire. Notre discours est capable d'étoffer cent autres mondes, et d’en trouver les principes et la contexture. Il ne lui faut ni matière ni base. Laissez-le courir : il bâtit aussi bien sur le vide que sur le plein, et de l’inanité que de matière. »  (nouvelle Pléiade, 2007, p. 1072).

[6] Je me suis posé la question pour « au surplus ». Mais non, cette locution adverbiale est attestée depuis 1330. Dans Le Cid de 1637, Corneille fait dire à don Diègue : « Au surplus, pour ne te point flatter, / Je te donne à combattre un homme à redouter » (acte I, scène 6, vers 277 ; Pléiade Œuvres complètes, 1980, p. 719). On peut aussi se demander si le texte n’aurait pas dû porter « se renouveloient ». Mais les finales en -ai et en -oi se faisaient concurrence depuis la fin du XVIIIe siècle. En 1835, l’Académie n’a pas commis un coup de force en imposant les finales en -ai, elle a entériné un usage qui était devenu majoritaire. Voyez ce tome du Bulletin des lois de l’empire français, qui va de septembre 1805 à avril 1806, imprimé en juin 1806 (tome IV de la 4èmesérie, n°59 à 95) : on y relève douze occurrences de « était » et quatorze de « avait », aucune de « étoit » ni de « avoit ».

[7] La seconde vient d’un petit discours prononcé devant la Chambre des représentants et la Chambre des pairs réunies, le 7 juin 1815. Ce discours est reproduit à l’identique par de multiples sources d’époque, par exemple celle-ci. La première citation, à vrai dire, est moins sûre. Elle est extraite d’un long monologue que Bonaparte aurait improvisé à Montebello,  début juin 1797, devant André-François Miot (futur comte de Melito) et François de Melzi d’Eril, et que retranscrit le premier dans ses mémoires (Mémoires du comte Miot de Melito, 2èmeédition revue et augmentée, Michel Lévy frères et Librairie nouvelle, 1873, tome premier, chapitre VI, p. 154). Cette allocution très anti-républicaine de deux pages – dailleurs tout-à-fait remarquable – ne peut prétendre, telle qu’on la lit, à une stricte littéralité, mais son accent de vérité n’est pas contesté. Quoique globalement défavorables à Napoléon, les mémoires de Miot de Melito sont tenus parmi les meilleurs de l’époque, et certains considèrent leur auteur comme l’un des meilleurs transcripteurs du verbe napoléonien, avec Rœderer, Thibaudeau, Caulaincourt, Bertrand. Signalons par ailleurs que notre citation est souvent donnée, même par des historiens sérieux, sous la forme : « … un chef illustre par la gloire ». Or c’est bien illustré qu’a écrit Miot, ou tout du moins qu’a publié à titre posthume son gendre, le général de Fleischmann (et tout aussi bien dans la première édition de son texte, parue en 1858 : tome I p. 164). La nuance est certes infime, mais tout-de-même. Il faut toujours vérifier une citation dans le texte ! Voyez cet article passionnant sur les ravages de l’habitude paresseuse de recopier (forcément mal) des citations de seconde main, en faisant croire qu’on les a tirées directement de la source : habitude très répandue dans la littérature scientifique et médicale, qui amène à dire, sans hyperbole ni métaphore, qu’il y a des notes de bas de page qui sont littéralement mortelles.


NOTE BIBLIOGRAPHIQUE SUR LES ÉDITIONS DES /ESSAIS/ DE MONTAIGNE

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            Quelques années avant, ç'avait déjà été le choix[3] de l’édition Pochothèque,montaigne,les essais,la pléiade,pierre villey,jean balsamo,jean céard,isabelle pantin,marie de gournay,pierre de brach,exemplaire de bordeaux,abel l'angelier,michel magnien,catherine magnien-simonin,michel simonin,david maskell,copie de montaigne,notes de lecture,journal de voyage en italie,orthographe,nicole gille,fortunat strowski,édition naigeon,édition posthume,critique génétique,philologie,bibliographie parue en 2001 sous la direction de Jean Céard. Son appareil critique est plus réduit, quoique substantiel néanmoins. Les abondantes notes sont toutes placées en bas de page (équivalences lexicales, précisions documentaires et explications sont appelées pareillement) ; la traduction des citations étrangères est donnée directement dans le texte ; la typographie est aérée et l’orthographe modernisée (pas la ponctuation, hélas) : c’est une édition très lisible, qu’on a plaisir à ouvrir n’importe où, alors que la précieuse Pléiade, à manipuler soigneusement, est réservée au bureau. À la fin, on trouve un appendice grammatical et surtout une sorte d’index des notions qui est très utile (en plus de l’indispensable index des noms propres). Au lecteur qui ne saurait pas dans quel livre lire Montaigne (et qui, voulant goûter la saveur de la langue du seizième siècle – mais sans l'écran d'une orthographe barbare –, rejetterait les versions traduites en français contemporain, appelées à se substituer au texte original dans deux ou trois générations, comme celle d'André Lanly reprise en Quarto Gallimard), je recommande vivement ce volume, parfait compromis entre l'édition savante (ou pédantesque) et l'édition populaire (ou vulgaire) : une édition pour l'honnête homme. Elle a été reprise, dès 2002, en trois volumes du Livre de poche.

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         J’ai aussi, par héritage, l’édition des Essais au Club français du Livre (par Samuel Silvestre de Sacy, 1962) montaigne,les essais,la pléiade,pierre villey,jean balsamo,jean céard,isabelle pantin,marie de gournay,pierre de brach,exemplaire de bordeaux,abel l'angelier,michel magnien,catherine magnien-simonin,michel simonin,david maskell,copie de montaigne,notes de lecture,journal de voyage en italie,orthographe,nicole gille,fortunat strowski,édition naigeon,édition posthume,critique génétique,philologie,bibliographiedans la collection « Les Portiques », un gros volume en papier bible qui suit l’orthographe d’époque et imprime de manière très distincte (et même exagérément distincte pour une lecture normale) tous les ajouts manuscrits faits par Montaigne sur un exemplaire de l’édition de 1588 (dit « exemplaire de Bordeaux »). C’est sa principale caractéristique : l’appareil critique en est sommaire (les traductions des citations constituent la plupart des notes, rejetées en fin de volume), mais il y a un glossaire sous forme de livret flottant et un utile index des notions. La typographie est soignée et ces portions de texte ajouté, imprimées en italiques, et en petits caractères, et resserrées par une large marge à gauche et à droite, et détachées par une interligne antérieure et une interligne postérieure, donnent l'impression de lire par-dessus l'épaule de Montaigne complétant à la main son propre livre. À vrai dire, c'est le seul intérêt de cette édition, que j'ouvre rarement.

         Enfin, comment pourrait manquer à ma bibliothèque celle qui fut l’édition de référence montaigne,les essais,la pléiade,pierre villey,jean balsamo,jean céard,isabelle pantin,marie de gournay,pierre de brach,exemplaire de bordeaux,abel l'angelier,michel magnien,catherine magnien-simonin,michel simonin,david maskell,copie de montaigne,notes de lecture,journal de voyage en italie,orthographe,nicole gille,fortunat strowski,édition naigeon,édition posthume,critique génétique,philologie,bibliographiependant presque tout le XXe siècle ? : l’édition de Pierre Villey, qui date de 1922-23 et qu’il faut lire dans l’édition révisée par V.-L. Saulnier en 1965, aux P.U.F. Elle a été rééditée en deux volumes en 1978 (que j’ai), en trois volumes de la collection Quadrige en 1990, puis à nouveau en un volume en 2004. De façon discutable, elle a imposé « l’exemplaire de Bordeaux » (un volume des Essais de 1588 couvert d’additions autographes) comme texte de base [5] et elle reproduit l’orthographe de l’époque, tout en adaptant la ponctuation et en découpant le texte en paragraphes (deux libertés bien agréables, que s'est fâcheusement interdites la Pochothèque). Son appareil critique est très riche : catalogue des livres de Montaigne, notice pour chaque chapitre, référence des citations, index des noms mêlé de quelques notions, mais aussi notes sur « la fortune des Essais » (p. 1119-1200) recensant de très nombreuses réflexions faites sur des passages de Montaigne par les auteurs des XVIIe et XVIIIe siècles (et parfois postérieurs). En outre, elle se signale par le repérage systématique de trois étapes d’écriture, désignées par A (1èreédition de 1580), B (2èmeédition de 1588), C (ajouts manuscrits sur l’exemplaire de Bordeaux), repérage génétique que les montaignologues contemporains rejettent, d’une part parce que cela fige abusivement trois strates privilégiées, alors qu’il y en a eu cinq voire plus, d’autre part parce que cela trahit le dessein d’unité et de cohésion de l’œuvre.

 

         Finalement, j’ai aussi indiqué dans ma collection les pages de l’édition de Jean Céard (Pochothèque, 2001) et de l’édition de Pierre Villey (P.U.F., 1965, mais les rééditions suivantes reprennent la même pagination).

 

          Au fait, le titre est-il Essais ou Les Essais ? Toutes les éditions parues du vivant de Montaigne s’intitulent Essais. L’article apparaît dans l’édition posthume de 1595 : a-t-il vraiment été ajouté par l’auteur ? On peut se demander si le titre n’aurait pas été modifié d’autorité par l’éditeur, Abel L’Angelier, afin de souligner qu’il s’agissait d’un livre déjà parvenu à une certaine notoriété. Il me semble que la version sans article a quelque chose de plus modeste et plus personnel.

 

 

[1] Selon un principe avoué ici, j’ai aussi pu détacher une sentence d’une phrase plus complète, en coupant le début ou la fin (mais pas en déformant la sentence détachée, bien sûr, – sauf, de façon exceptionnelle et signalée par des crochets, pour des raisons de pure modernisation de la langue). J’assume le léger gauchissement qui peut parfois résulter de cette segmentation, par rapport à la pensée plus nuancée de Montaigne. Par ailleurs, certains allèguent que tout prélèvement de citations chez Montaigne le trahit, car chez lui c’est la coulée qui est essentielle, et il n’est rien de moins qu’un donneur de leçons proposant une liste de vérités définitives, détachables et transposables de façon universelle. Certes. Mais Montaigne lui-même est le plus grand citateur de notre littérature, et du reste, s’il y a un auteur qui nous autorise à l’accommoder à notre façon et faire de lui l’usage qu’il nous plaira, c’est bien lui. Comme Nietzsche, Montaigne fait partie de ces hommes libres qu’on respecte d’autant mieux qu’on ne les suit pas à la lettre.

[2] Je ne comprends pas la politique de la Pléiade : sa règle est de moderniser systématiquement l’orthographe des auteurs qu’elle publie (à la curieuse exception de Rousseau). Mais elle enfreint sa propre règle là où elle serait le plus utile : pour le XVIe siècle, époque où la graphie était encore très anarchique et où l’écart avec l’orthographe fixée au début du XIXe est très sensible. Ainsi, en plus des volumes plus anciens déjà publiés avec la rebutante graphie d’époque (d’Aubigné, Montluc, les conteurs français et une anthologie des poètes français, auxquels il faut ajouter le Plutarque d’Amyot parmi les auteurs de l’Antiquité), nous a-t-elle offert depuis vingt ans un Brantôme (1991), un nouveau Ronsard (1993-94), un nouveau Rabelais (1994), un nouveau Montaigne (2007), qui découragent la bonne volonté de l’honnête homme. Cependant, pour le Calvin de 2009, elle a eu la bonne idée de moderniser l’orthographe. Tardif changement de politique pour le XVIe, enfin ? Mais pourquoi a-t-elle si longtemps confondu son rôle avec celui de Champion, de Klincksieck et de Droz, maisons qui ont vocation à publier des éditions critiques à la seule destination du monde universitaire, et pourquoi seulement pour le XVIe, ô aberration ? À vrai dire, il y a aussi quelques volumes du XVIIe où l’orthographe n’est pas modernisée : celui des romanciers du XVIIe (Sorel, Scarron, Furetière, La Fayette) paru en 1958, les deux de Tallemant des Réaux en 1960-61, celui de Boileau en 1966. Mais ce sont des volumes qui datent d’une époque où la règle était peut-être encore un peu flottante, et dailleurs épuisés sur le catalogue de 2012. Celà pourrait-il expliquer aussi l’exception de Rousseau ? les trois premiers volumes de celui-ci, dans leur nouvelle édition, datent de 1959, 1961 et 1964. Notons aussi que les volumes de Bossuet et La Rochefoucauld, parus dans leur état actuel en 1961 et 1964, présentent une orthographe modernisée : sans doute parce qu’ils ne faisaient que compléter une édition de 1936 et de 1935, époque où la règle aurait été de moderniser l’orthographe du XVIIe (comme le montrent le La Fontaine de Groos, Schiffrin et Clarac (1933 et 1943), le La Bruyère de Benda (1935) et encore le Racine de Raymond Picard (1950 et 1952)), règle abandonnée dans les années 60 puis rétablie ensuite ? Tout celà est bien mystérieux…

[3] Pour la Pléiade, voir la seconde introduction, due à Jean Balsamo, « Le destin éditorial des Essais », p. XXXIX-LV ; pour la Pochothèque, voir la « Note sur l’édition », due à Isabelle Pantin, p. XXIII-XXVI : deux bilans philologiques qu’on opposera à la « Note de l’éditeur » de Pierre Villey (p. XI-XV). Tous deux concluent, à la suite de David Maskell et de Michel Simonin, que contrairement à ce qu’on a cru pendant près d’un siècle sous l’influence de Pierre Villey, l’édition posthume de 1595, loin d’avoir été trafiquée par Pierre de Brach et Marie de Gournay, constitue la version la plus fidèle à la dernière intention de Montaigne. Elle contient de nombreux passages qui ne figurent pas dans l’exemplaire de Bordeaux, où la marque de Montaigne est incontestable (P. Villey reconnaît que la plupart doivent être authentiques et les reproduit tous en notes) ; dans les rares cas inverses, la suppression est légitime et doit probablement être due à l’auteur ; quand l’expression diffère, la leçon de l’édition de 1595 est très souvent meilleure. Il faut donc conclure que l’auteur avait fait établir une copie de travail qui a disparu (ce que P. Villey jugeait invraisemblable), texte hypothétique appelé désormais « copie de Montaigne », que Marie de Gournay aurait recopié pour le transmettre à l’imprimeur, car l’état trop peu lisible de l’exemplaire de Bordeaux le rendait impropre à cette mission (P. Villey pensait exactement l’inverse – mais est-il permis de rappeler qu'il était aveugle ?). Ce volume n'aurait donc pas joué le rôle central que lui attribuait le grand montaignologue : il n'aurait été qu'une simple copie de sauvegarde, et pas la plus tardive ni la plus soignée. 

[4] Passe encore que la taille occupée par le nouvel appareil critique ne laissât plus de place au Journal de voyage en Italie. Mais on s’explique mal l’absence des lettres, alors qu’on a préféré consacrer 120 pages à l’édition des notes de lecture : un document d’un intérêt bien mince, qui avait mieux sa place dans une collection universitaire. Seules les annotations faites à Nicole Gille (un chroniqueur médiéval qui fut secrétaire de Louis XI) relèvent du commentaire personnel et méritent qu’on y aille voir. Les notes prises sur Lucrèce, César et Quinte-Curce sont pour l’essentiel de simples relevés de citations, listes de mots ou de noms, paraphrases ou résumés sommaires : le commentaire proprement dit y est rare et stérile. Le montaignologue y trouvera quelques indications marginales (aux deux sens du mot !) sur son objet d’étude, mais l’honnête homme se désolera que la Pléiade ait accueilli ces rognures textuelles.

[5] Attention, ces deux versions concurrentes entraînent une légère distorsion dans la numérotation des chapitres. En effet, dans l’édition de 1595, le long chapitre XIV, « Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons », a été déplacé pour devenir le chapitre XL. Les montaignologues contemporains tiennent ce transfert pour le fruit d’une intention authentique de Montaigne (voir la notice de la Pléiade p. 1450-1451). Il en résulte une double numérotation des chapitres 14 à 40 du livre I : le premier chiffre que je donne correspond aux éditions reproduisant la version posthume de 1595 (c’est-à-dire toutes les éditions antérieures au XXe siècle – sauf l’édition Naigeon de 1802 –, la Pochothèque de 2001 et la Pléiade de 2007), le second chiffre (décalé d’une unité, sauf pour le n°40 qui prend le n°14) correspond aux éditions reproduisant la version de l’exemplaire de Bordeaux (c’est-à-dire l’édition Naigeon de 1802 et toutes les éditions du XXe siècle, qui reprennent la vulgate établie par Fortunat Strowski et Pierre Villey à partir de 1906), ainsi que quelques rares éditions savantes qui reprennent les versions de 1580, 1582 et 1588.

« IL N'Y A PLUS QU'UNE FAÇON AUJOURD'HUI D'AIMER LA FRANCE, C'EST DE LA DÉTESTER TELLE QU'ELLE EST » : NON PAS DRIEU LA ROCHELLE, MAIS THIERRY MAULNIER !

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                 « Il n’y a plus qu’une façon aujourdhui d’aimer la France, c’est de la détester telle qu’elle est. »

Thierry Maulnier          Cette belle sentence, si actuelle, est devenue assez connue dans le milieu nationaliste. Elle est invariablement attribuée à Pierre Drieu La Rochelle. On la trouve aussi dans quelques ouvrages universitaires. Elle figure même dans une petite anthologie de citations de Drieu La Rochelle [1], qui a permis à Alain de Benoist de la relayer [2]. Ceux qui se piquent de référencement donnent cette source : la revue Combat en avril 1937.
               Cette revue – à ne pas confondre avec le quotidien résistant dirigé par Pascal Pia et Albert Camus, qui eut une si grande influence dans l’après-guerre – était un mince mensuel (seize pages) de petit format, dirigé par Thierry Maulnier et Jean de Fabrègues, qui eut trente-huit numéros, entre janvier 1935 et juillet 1939. C’était un organe d’expression de ceux qu’on appelle, à la suite de J.-L. Loubet del Baye, « les non-conformistes des années 30 », et plus précisément de ce que Mounier avait appelé la « Jeune Droite ».
                Or quand on se reporte au numéro d’avril 1937 de Combat, on constate que la citation ne s’y trouve nulle part. Pire : quand on consulte la collection complète, on voit que Drieu La Rochelle n’y a jamais contribué. Son nom n’apparaît au sommaire d’aucun des numéros. Elle a donc des chances de n’avoir aucun rapport avec Drieu, même si elle correspond à sa pensée et qu’il aurait pu aussi la produire.
           Le numéro d’avril 1937 (n°14) s’ouvre par un article passionnant (et terriblement actuel) de Thierry Maulnier, « Il faut refaire un nationalisme en dépit de la nation », qui correspond tout-à-fait à l’esprit de cette fameuse citation. Elle pourrait parfaitement y prendre place. Mais non.
               Il faut explorer un peu plus avant la collection du journal. C’est dans le numéro de novembre 1936 (n°9) qu’on trouvera cette phrase devenue fameuse. On la lit à la page 5 : elle prend place dans un autre article de Thierry Maulnier, « Sortirons-nous de l’abjection française ? ». Et sa forme exacte est la suivante : « Il n'y a plus qu'une façon, aujourdhui, d'aimer la France, c'est de la détester telle qu'elle est, et c’est de travailler à la changer. » On voit qu’elle inclut un segment complémentaire, toujours omis, qui change sensiblement son sens : il ne s’agit plus d’une déploration impuissante, mais d’une invitation à l’action.

Thierry Maulnier, Combat, nationalisme,france

                Alors d’où vient qu’elle soit toujours attribuée à Drieu, qu’on la croie figurer dans le numéro d’avril 1937, et qu’on la donne toujours sous une forme tronquée ? Cette triple question a une réponse unique : le coupable est Raoul Girardet.
                En effet, l’historien publia dans la Revue française de science politique, en juillet 1955 (tome V, n°3), un article intitulé « Notes sur l’esprit d’un fachisme français. 1934-1939 » (p. 529-546). Cet article, très intéressant, cite abondamment Drieu, qui est le principal témoin qu’il convoque, devant Brasillach, Rebatet et Michel Mohrt. Pages 537-539, on a une section entièrement consacrée à Drieu (sauf l’avant-dernier paragraphe centré sur Rebatet). Puis p. 539-540, une section plus courte commençant par une citation de Rebatet. Puis p. 540-542, une section qui semble entièrement consacrée à Drieu, où il est beaucoup question du roman Gilles, même si elle se termine sur une citation de Brasillach. La section suivante commencera encore par une citation de Drieu.
                Le paragraphe p. 541-542 nous dit que « la méditation de Gilles devant les ruines d’un village déchu » résume

«  la conscience d'appartenir à un pays humilié, diminué, gangrené, corrompu. Un pays qui n’offre plus que le spectacle d’une jeunesse anémiée, sans ressort et sans audace. Un pays de petits bourgeois croupissants, menant une politique de calicots et de notaires. Une nation débraillée, mesquine et veule, ennemie de toute noblesse et de toute grandeur… Bourgeois, le Français "n'est plus un bourgeois". Ouvrier, "en lui meurt le paysan et l'artisan ; il n'est plus bon qu'à voter et à se saouler" (26). En vérité la France n'existe plus. C’est en vain qu'on la cherche, non seulement dans le régime, non seulement dans l’État, mais encore chez les Français. Car il n'est plus question désormais de maintenir la vieille distinction maurrassienne entre le pays légal et le pays réel, la corruption de l'un et la santé de l'autre. Le pays légal n'est en fait que l'image du pays réel ; sa corruption n'est que le signe manifeste de la décomposition de toute une société. La réalité française n'apparaît plus que comme le souvenir d'une grandeur déchue ou comme l'espoir d'une grandeur à renaître. Pour l'immédiat, c'est dans le refus d'accepter la France dans sa condition présente que se définit le seul patriotisme légitime (27). La conscience nationale n'est plus que la conscience d'un possible. "II n'y a plus qu'une façon aujourd'hui d'aimer la France, c'est de la détester telle qu'elle est. " (28) »

                La note 26 donne une référence chez Drieu. La note 27 nous invite à voir la collection de Combat, notamment l’article de Maulnier « Il faut refaire un nationalisme en dépit de la nation » (avril 1937) et un article de Maurice Blanchot, « La France, nation à venir » (novembre 1937). Quant à la note 28, elle se présente ainsi : « Combat, avril 1937 ».
                Cette note erronée ne nous dit pas explicitement que la citation soit de Drieu. Mais comme le paragraphe est tout entier une paraphrase de Gilles, comme les trois dernières citations produites par Girardet sont de Drieu, comme la note précédente n’est pas une référence de citation mais plutôt l’indication de textes complémentaires, on est vraiment incité à croire que la citation est de Drieu La Rochelle, et c’est à n’en pas douter ce qu’ont cru, de bonne foi, les lecteurs de Girardet qui l’ont recopiée à partir de son article.
                Maintenant que nous avons trouvé la véritable origine de cette belle phrase que Girardet a justement mise en valeur (mais en la tronquant) en la plaçant à la fin du paragraphe, nous comprenons bien le processus qui a mené à la mauvaise référence. Il a relevé la phrase (sans sa fin) quand il a consulté en bibliothèque la collection de la revue Combat, et il a dû indiquer comme référence, dans ses notes, quelque chose comme : « article Thierry Maulnier ». Ailleurs dans ses notes, il a dû écrire : « Maulnier, Il faut refaire un nationalisme en dépit de la nation, avril 1937 ». D’où, quand il a rédigé son texte ou avant, la confusion entre les deux articles du même auteur. On constate aussi que la note 28, curieusement, ne donne ni nom d’auteur ni titre. Entre les notes prises en bibliothèque et la rédaction de l’article pour la R.F.S.P., il y a peut-être eu une version intermédiaire (les notes mises au propre) où Girardet a fait sauter le nom de Maulnier, de telle sorte qu’il ne savait plus, ensuite, de quel article venait la citation. Peut-être même a-t-il cru qu’elle était de Drieu ??
                Il est en tout cas certain que la vie de la phrase de Maulnier, en tant que citation qu’on se repasse de texte en texte, procède entièrement de l’article de Girardet. J’en veux pour preuve que je la repère dès 1957 dans un article de la revue Esprit[3] (tronquée, attribuée à Drieu, faussement référencée), puis en 1958 dans la revue anticommuniste Preuves (tronquée et attribuée à Drieu, mais sans référence).

                Il vaut la peine de citer le paragraphe suivant de l’article de Girardet, tant il rend un son actuel. Il est dailleurs étrange de penser que Girardet se trouva lui-même, quelques années plus tard, dans la position du nationaliste combattant sa nation puisque, n’acceptant pas la fin de l’Algérie française, il s’engagea aux côtés de l’O.A.S. en 1960-61, ce qui lui valut quelques jours de prison avant de bénéficier d’un non-lieu. Pendant sa brève incarcération, songea-t-il à ces quelques lignes qui prophétisaient sa propre situation à venir ?

« Étrange nationalisme, dont la ferveur se nourrit non pas des exemples de la grandeur encore présente de la patrie, mais des témoignages de son humiliation. On devine chez certains une sorte de délectation morose à voir s'accumuler les signes du déclin français, une sorte de rage joyeuse à suivre l'accélération d'une décadence. On devine aussi chez d'autres une passion presque maniaque dans le mépris qu'ils portent à l'égard de tout ce que pense, de tout ce que sent, de tout ce que croit la masse de leurs compatriotes. Bien peu semblent s'être posé la question de savoir s'ils ne risquaient pas, dans leur obstination à répudier la France réelle au nom de l'image idéale d'une France virtuelle, de compromettre définitivement quelques-uns des liens les plus solides qui maintenaient encore la cohésion de la société nationale. Nationalistes dressés d'abord contre leur nation, c'est cependant de cette contradiction fondamentale que – bien au-delà d'une mythologie simpliste et devenue étrangement désuète – leurs témoignages tirent encore une réelle puissance d'émotion. Isolés au sein d'une communauté qu'ils ne veulent plus reconnaître pour leur, leur véritable drame n'est rien d'autre, au fond, que le drame traditionnel de toutes les émigrations de l'intérieur. »

 

            Dernière gerbe a mis à son programme la republication des deux articles complètement oubliés de Thierry Maulnier, jamais repris en volume, ainsi que d’autres de la très intéressante revue Combat.

 

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[1]Drieu La Rochelle, antimoderne et européen (anthologie de citations récoltées par Arnaud Guyot-Jeannin), Perrin & Perrin, collection La Petite Bibliothèque n°2, 1999.

[2]Dernière année. Notes pour conclure le siècle, L’Âge d’homme, 2001, page 58. Il y a lieu de croire que c’est à partir de cette source que la citation a pris son essor dans la réacosphère internet depuis vingt ans.

[3]« Vocabulaire de la France », par Louis Bodin et Jean-Michel Royer, Esprit, n°256, décembre 1957, p. 652-686.