Depuis toujours, des citations faussement attribuées circulent en toute impunité. Le scrupule philologique et le souci de vérifier ses sources étant des vertus rarissimes, les erreurs se reproduisent et s’étendent à chaque génération. Depuis une vingtaine d’années, le phénomène a pris une ampleur inouïe du fait de l’avènement de l’internet, qui est une calamité pour la rigueur intellectuelle : n’importe qui recopie n’importe quelle citation n’importe comment, en l’attribuant à n’importe qui, et la diffuse aux quatre vents. La mauvaise monnaie chassant la bonne, la Toile se retrouve infestée de citations fantaisistes. Mais comme la langue d’Ésope, l’internet est la pire et aussi la meilleure des choses : un outil d’une puissance fabuleuse, permettant de faire avec une rapidité incroyable des recherches d’une ampleur incommensurable. Quand on sait se servir de Google et qu’on est familier de l’univers de la bibliographie, il devient d’une grande facilité de mener des enquêtes très précises pour retrouver la forme exacte et l’origine première d’une phrase connue et transformée au fil de ses reprises par les esprits désinvoltes.
J’ai en chantier (parmi bien d’autres choses) un vaste inventaire de citations incorrectes, divisé en six parties : 1) citations mal attribuées ; 2) citations orales donc douteuses ; 3) citations possiblement voire probablement apocryphes ; 4) citations assurément inventées ; 5) citations déformées ; 6) citations mésinterprétées. À cette heure, ce sont près de 230 citations qui y figurent. Pour environ les deux tiers d’entre elles, mon enquête a abouti à un résultat tout-à-fait sûr. Je le publierai d’un coup quand j’estimerai avoir poussé mes recherches aussi loin que je pouvais pour chaque citation, ou peut-être en six fois, chacune des parties tour à tour. Quand l’enquête est particulièrement fouillée et intéressante, je la publie à part. Mais pour ne pas retarder cette contribution à l’hygiène des lettres, je donne tout-de-suite le squelette de la première partie. Voici donc huitante-quatre citations plus ou moins fameuses, avec le ou les noms au(x)quel(s) elles sont le plus souvent associées à tort, parfois depuis très longtemps et sans que personne avant moi s'en soit aperçu, et celui (ou ceux) à qui la vérité et la justice imposent de les redonner. Je prie le lecteur de croire que ces réattributions ne sont pas des hypothèses douteuses ou des propositions aléatoires. Chacune des citations du tableau a fait l’objet d’une enquête très minutieuse, que je publierai quand je l’aurai mise en forme. Je suis tout-à-fait certain des noms que je place dans la colonne de droite, pour la raison définitive que j’ai sous le coude une référence très précise et scrupuleusement vérifiée, que je peux fournir en cas de besoin. Et je défie quiconque de me prouver, source référencée à l’appui, qu’un nom de la colonne centrale soit l’auteur de la citation concernée (ou son auteur premier : J’ai mis en gras les auteurs chez qui la phrase est bien attestée, mais qui ont dû faire une citation inconsciente ou masquée d’un autre qui les avait devancés, à moins qu’il ne s’agisse d’une citation tout-à-fait avouée dont on n’a pas tenu compte).
Citation répandue
(donnée ici sous une forme courante qui n’est pas forcément la forme authentique)
| Auteur(s) supposé(s) | Auteur véridique (ou premier) |
Je le crois parce que c’est absurde. | Saint Augustin | Tertullien (sous une forme légèrement différente) |
En amour, il y en a toujours un qui souffre et un qui s’ennuie. | Balzac, Serge Gainsbourg, Oscar Wilde | Maurice Donnay |
Il y aura toujours de la solitude pour ceux qui en sont dignes. | Barbey d’Aurevilly | Villiers de l’Isle-Adam |
L'égalité devant la loi ne prouve qu'une chose, c'est qu'il n'y en a pas d'autres. | Barbey d’Aurevilly | Jules Lefèvre-Deumier (1797-1857) |
Lorsqu'il y a dix pas à faire vers quelqu'un, neuf n'est que la moitié du chemin.
| Barbey d’Aurevilly | proverbe chinois cité par Mme de Staël |
Le plaisir est le bonheur des fous, le bonheur est le plaisir des sages.
| Barbey d’Aurevilly | Le chevalier de Boufflers (1738-1815)
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Nul homme réfléchi ne peut espérer. | Maurice Barrès | Hippolyte Taine |
On peut fonder des empires glorieux sur le crime, et de nobles religions sur l'imposture. | Baudelaire | Joseph Ferrari (1811-1876), sous une forme légèrement différente
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On dirait que la douleur donne à certaines âmes une espèce de conscience. C'est comme aux huîtres le citron. | Léon Bloy | Paul-Jean Toulet |
L’Afrique commence aux Pyrénées. | Albert Camus, Alexandre Dumas, Théophile Gautier | Abbé de Pradt (1759-1837)
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Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde. | Albert Camus (présentant un livre de Brice Parain) | Platon (par la bouche de Socrate). |
Il faut rêver très haut, pour ne pas réaliser trop bas. | Alfred Capus | Maurice Donnay |
L'amour décroît quand il cesse de croître. | Chateaubriand | Rétif de la Bretonne |
L’amour charnel ? Le plaisir est momentané, la position ridicule, le coût exorbitant. | Lord Chesterfield | Evelyn Waugh |
Il n'y a que deux espèces de plans de campagne, les bons et les mauvais ; les bons échouent presque toujours par des circonstances imprévues qui font souvent réussir les mauvais. | Churchill | Napoléon de façon moins paradoxale ; formule améliorée par Balzac |
Quand on n’est pas de gauche à vingt ans, c’est qu’on n’a pas de cœur, quand on l’est encore à trente c’est qu’on n’a pas de tête. | Churchill, Clemenceau, Guizot, Disraëli, G.B. Shaw | Première attestation due à Anselme Batbie (1828-1887), qui curieusement l’attribue à Edmund Burke, chez qui on ne trouve rien de semblable. |
L’arbre est deux fois plus utile que les fruits. | Cicéron | Virgile (avec un sens différent) |
Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. | Jean Cocteau | Pierre Reverdy |
Je me suis souvent repenti d'avoir parlé, jamais de m'être tu. | Xénocrate (396-315 av. J.C.), saint Arsène de Scété (350-445), Philippe de Commynes | Simonide de Céos (556-467 avant J.C.)
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Longtemps encore l'humanité aura besoin qu'on lui fasse du bien malgré elle. Gouverner pour le progrès, c'est gouverner de droit divin. | Benjamin Constant | Ernest Renan |
On ne détruit bien que ce qu’on remplace. (Enquête fouillée à paraître) | Danton, Napoléon III, Auguste Comte | Napoléon (attribution non prouvée mais probable) |
L’humour est la politesse du désespoir. | Georges Duhamel, Boris Vian, Oscar Wilde, Pierre Desproges. | Chris Marker |
Il y a des services si grands qu'on ne peut les payer que par l'ingratitude. | Alexandre Dumas, Mme de Sévigné | Chateaubriand |
On tombe toujours du côté où l'on penche. | Alexandre Dumas | Guizot |
Quand tu souffriras beaucoup, regarde ta douleur en face : elle te consolera elle-même et t'apprendra quelque chose. | Alexandre Dumas | Alexandre Dumas fils |
L’Écriture affirme que la femme est la dernière chose que Dieu ait faite ; il a dû la faire le samedi soir ; on sent la fatigue. | Alexandre Dumas fils | Un ami d’Alexandre Dumas fils, non nommé par celui-ci. |
Deux choses sont infinies : l’univers et la bêtise humaine. Mais pour l’univers, je n’en suis pas tout à fait sûr. | Einstein, Ernest Renan | Flaubert, sous une forme légèrement différente (et sans la seconde phrase). |
Dieu est du côté des gros bataillons. | Frédéric II de Prusse, Voltaire, Napoléon | Bussy-Rabutin |
Je mettrai l’orthographe même sous la main du bourreau. | Théophile Gautier | Baudelaire (attribution improuvable mais très probable) |
Il n'y a qu'une date pour les femmes, et à laquelle elles devraient mourir, c'est quand elles ne sont plus aimées. | Delphine de Girardin, Sophie Gay | Mme de Suchtelen |
Il me semble que la bureaucratie ait, en France, pour unique fonction de ne rien faire et de tout empêcher. Si tel est en effet son rôle, il faut convenir qu'elle le remplit d'une façon irréprochable. | Delphine de Girardin | Émile de Girardin |
Le mariage est un échange de mauvaises humeurs le jour et de mauvaises odeurs la nuit. | Sacha Guitry, Montherlant | Commerson (1802-1879) ; formule améliorée et répandue par Maupassant. |
Il n’y a pas de héros pour son valet de chambre. (Enquête fouillée à paraître) | Hegel, Goethe, Napoléon. | Montaigne pour l’idée ; Mme Cornuel (1605-1694) pour la forme. |
La culture, c'est ce qui reste quand on a tout oublié. | Édouard Herriot | Un philosophe japonais non identifié par Herriot.
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[aux étudiants de mai 68 :] Rentrez chez vous : dans dix ans vous serez tous notaires ! | Jouhandeau, Lacan, Dali | Ionesco |
Vous ne m’aimez plus ; vous croyez plus ce que vous voyez que ce que je vous dis. | Ninon de Lenclos, Mlle Fontette de Sommery | Une femme non identifiée par Helvétius, premier publieur de la phrase. |
Le roi de France ne venge pas les injures faites au duc d’Orléans. | Louis XII | Transposition d’un mot de l’empereur Hadrien. |
L’empire russe est une monarchie absolue tempérée par l’assassinat. (Enquête fouillée à paraître) | Joseph de Maistre, Pouchkine, Astolphe de Custine, Nicolas Tourgueniev, Fustel de Coulanges (à propos du régime mérovingien) | Mme de Staël est la première à avoir donné l’idée. Mais la formule fameuse se relève en 1830 chez Louis Pierre Édouard Bignon (1771-1841), 13 ans avant Custine où elle est aussi. |
La fin justifie les moyens. | Machiavel | Ovide |
Ils n’ont pas de pain ? Qu’ils mangent de la brioche ! | Marie-Antoinette | Une princesse non identifiée (anecdote racontée par J.-J. Rousseau vers 1767). |
L’homme est comme le lapin, il s’attrape par les oreilles. | Mirabeau | La Bruyère (sous une forme un peu différente) |
Les femmes acceptent aisément les idées nouvelles, car elles sont ignorantes ; elles les répandent facilement, parce qu'elles sont légères ; elles les soutiennent longtemps, parce qu'elles sont têtues. (Enquête fouillée à paraître) | Mirabeau, Joseph-Alexandre de Ségur | Abbé Honoré Tournely (1658-1729) en latin ; formule traduite en français et répandue par Diderot. |
Je ne connais pas d’endroit où il se passe plus de choses que dans le monde.
| Henri Monnier | Auteur anonyme ; mot recueilli par Charles-Gabriel Potier dans son recueil de bons mots Potieriana (1814). |
Philosopher c’est apprendre à mourir. | Montaigne | Paraphrase de Cicéron, qui lui-même paraphrase Platon. |
Tous les jours vont à la mort : le dernier y arrive. | Montaigne | Sénèque |
Le véritable exil n'est pas d'être arraché de son pays ; c'est d'y vivre et de n'y plus rien trouver de ce qui le faisait aimer.
| Montalembert | Edgar Quinet |
Qui me rend visite me fait honneur. Qui ne me rend pas visite me fait plaisir. | Montherlant, Claudel, Antoine Louis, Julie de Lespinasse | Louis Morin (1635-1715) |
La politique d’un État est dans sa géographie. | Napoléon | Paul Deschanel (sous une forme légèrement différente) |
On ne monte jamais si haut que quand on ne sait pas où on va. | Napoléon | Oliver Cromwell |
Il faut qu'une constitution soit courte et obscure. | Napoléon | Talleyrand |
Je n'ai jamais permis les critiques. On demande à un médecin qu'il guérisse la fièvre et non qu'il fasse une satire contre elle. | Napoléon | Frédéric II de Prusse |
L'ambition de dominer sur les esprits est la plus forte de toutes les passions. | Napoléon | Voltaire |
Bien analysée, la liberté politique est une fable convenue, imaginée par les gouvernants pour endormir les gouvernés. | Napoléon | Jean-Baptiste Delisle de Sales (1741-1816) |
Le premier qui compara une femme à une rose était un poète, le second était un imbécile.
(Enquête fouillée à paraître) | Gérard de Nerval, Voltaire, Paul Éluard, Guillaume Apollinaire | Pour l’idée : M.P.H. Durzy (1788-1822), en 1819, devançant Charles Pigault-Lebrun (1753-1835) en 1822. – Pour la forme : Arsène Houssaye en 1868. |
La mélancolie est une maladie qui consiste à voir les choses comme elles sont. | Gérard de Nerval, d’Alembert, Alain Ferry | Nicolas-Hubert Mongault (1674-1746). |
L'avenir est un fantôme aux mains vides qui promet tout et qui n'a rien. | Gérard de Nerval | Victor Hugo |
Rien ne vaut rien ; Il ne se passe rien ; Et cependant tout arrive ; Mais cela est indifférent. (Enquête fouillée à paraître) | Nietzsche | Théophile Gautier |
Tel est le triste sort de tout livre prêté, souvent il est perdu, toujours il est gâté. | Charles Nodier | René-Charles Guilbert de Pixérécourt (1773-1844) |
Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. | Pascal | Montaigne (sous une forme légèrement différente) |
Ma pièce est faite : je n’ai plus qu’à l’écrire. | Racine | Ménandre
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On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment. (Enquête fouillée à paraître) | Cardinal de Retz, cardinal de Bernis, François Mitterrand | Un homme politique libanais de la 1ère moitié du XXe siècle, non identifié |
Faire une loi et ne pas la faire exécuter, c'est autoriser la chose qu'on veut défendre. | Cardinal de Retz | Richelieu |
On compte ses ancêtres quand on ne compte plus. | Cardinal de Retz | Chateaubriand |
La politique est l’art de rendre possible ce qui est nécessaire. | Richelieu, Robert Buron, Jacques Chirac | Antonio Canovas del Castillo, homme politique espagnol (1828-1897). |
Le roman est un miroir que l’on promène le long d’un chemin. | Saint-Réal | Stendhal |
Inutile de le nier : la femme n’est pas pareille à l’homme. | Jean-Paul Sartre | Gina Lombroso (1872-1944) |
L'Amour d'un sexe pour l'autre nous donne, pour ainsi dire, un autre amour de nous-mêmes ; il transporte notre amour-propre dans les autres. | Senancour | Saint-Lambert |
Le cœur n'a point de rides, il est toujours jeune. | Mme de Sévigné | Victor Hugo |
Je n’ai pas eu le temps de faire court. | Mme de Sévigné, Racine, Voltaire | Pascal
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Ce qui me dégoûte de l’Histoire, c’est de penser que ce que je vois aujourd’hui sera l’Histoire un jour. | Mme de Sévigné | « Une femme de beaucoup d’esprit » selon J.-B. Suard (1732-1817) qui rapporte la phrase le premier. Peut-être Mme du Deffand ?? |
L'amour est un égoïsme à deux. | Mme de Staël | Antoine de La Salle (1754-1829) |
En France, on ne permet qu'aux événements de voter. | Mme de Staël | « Un homme d’esprit » non nommé par Mme de Staël. |
Un homme doit savoir braver l'opinion ; une femme s'y soumettre. | Mme de Staël | Suzanne Curchod, épouse Necker (sous une forme légèrement différente). |
La mort d’un homme, c’est une tragédie. La mort d’un million d’hommes, c’est une statistique. | Staline, Oscar Wilde | Jacques Bainville |
Quand je me considère je me désole, quand je me compare je me console. | Talleyrand, Villiers de l’Isle-Adam | Paul-Joseph Barthez (1734-1806) pour l’idée, vers 1775. Le cardinal Jean-Sifrein Maury vers 1806 pour la formule ramassée : « Je vaux très peu quand je me considère, beaucoup, quand je me compare ». |
La parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée. | Talleyrand, Malagrida, Stendhal | Charles-Jean Harel (1790-1846), radicalisant une idée qu’on trouve de façon partielle chez Fléchier et chez Voltaire, ainsi que chez plusieurs Anglais dont Edward Young. |
Sire, c’est plus qu’un crime, c’est une faute. | Talleyrand, Fouché | Boulay de la Meurthe |
De nos jours les peuples sont trop éclairés pour produire quelque chose de grand. | Tolstoï | Napoléon |
La mort n’est pas une excuse. (Enquête fouillée à paraître) | Jules Vallès | Probablement Auguste Vermorel (1841-1871). |
On ne peut pas juger quelqu'un à ses fréquentations ; Judas, par exemple avait des amis irréprochables[1]. | Verlaine, Hemingway, Oscar Wilde, Baudelaire, Tristan Bernard | Georges Elgozy en 1967, sous une forme différente |
Dieu montre le peu de cas qu'il fait de l'argent par la qualité de ceux à qui il le donne. | Villiers de l’Isle-Adam,Lamennais, La Bruyère, Alexandre Dumas fils | Sénèque |
L'homme qui t'insulte n'insulte que l'idée qu'il a de toi – c'est-à-dire lui-même. | Villiers de l’Isle-Adam | La Bruyère (sous une forme différente et moins vigoureuse) |
La nouvelle génération est épouvantable… j’aimerais tellement en faire partie ! | Oscar Wilde | Georges Feydeau |
Il faut viser la lune car même en cas d'échec on atterrit dans les étoiles. (Aim for the Moon. If you miss, you may hit a Star.) | Oscar Wilde | Création états-unienne collective, par transformations successives depuis le milieu du XIXe. Le jalon central appartiendrait à Phileas Barnum avant 1891. La forme actuelle est due à W. Clement Stone en 1996, mais des formes presque identiques apparaissaient depuis longtemps, en particulier dans une interviou de Jane Russel en 1941. |
[1] J’ai un léger doute pour celle-ci : elle ne se trouve pas dans l’œuvre de Verlaine, mais je n’exclus pas qu’elle puisse se trouver dans sa correspondance, ou plus encore dans le récit d’un témoin qui aurait rapporté cette boutade orale. Cependant la plus vieille attribution à Verlaine que j’aie trouvée ne date que de 1974. L’attribution à Hemingway, quoique répandue ici, semble très rare dans le monde anglo-saxon, ce qui me permet de ne pas lui accorder une grande considération.